Un article à l’humour subtil sur le paradoxe de la face en Chine. Les deux auteurs se demandent si le port du masque qui cache le visage pour se protéger du covid-19, ne va empêcher, pendant les repas d’affaire, l’expression de la face nécessaire au bon développement du commerce entre entrepreneurs chinois ?
L’impact économique du Covid-19 est aujourd’hui l’un des sujets de discussion les plus prisés du monde. On se préoccupe de ses effets dévastateurs sur les marchés des biens, des services, de l’emploi et du crédit, mais on songe également aux scénarios de sortie de la crise économique. En marge de ces discussions économiques quelquefois stéréotypées, se cache une autre crise qui risque de conditionner fortement la reprise de l’économie chinoise et, du fait de l’importance qu’elle revêt pour l’économie mondiale, de celle-ci également. C’est la crise de ce qu’on appelle en chinois le guānxì (关系, « réseau social ») ou, pour le dire de façon à faciliter l’analyse, le marché des miànzi (面子, « face » au sens de dignité). Nous cherchons dans ce petit texte à tracer les grandes lignes de ses possibles conséquences sur la reprise de l’économie chinoise face au Covid-19.
Les connaisseurs de la culture chinoise ne peuvent qu’être très familiers avec la notion de miànzi. Mais étant donné qu’elle est souvent maniée dans un registre culturaliste qui fait oublier le socle matériel sur lequel elle s’érige, il serait nécessaire de souligner deux fonctions économiques du miànzi qui justifient sa prépondérance dans la société chinoise. Symbolisé par les échanges affectifs et matériels (donner pour ne pas perdre la face), le marché des miànzi est d’abord indispensable pour la consolidation des réseaux (guānxì) familiaux et amicaux qui, outre le confort émotionnel qu’ils peuvent apporter aux individus, servent surtout de système informel de protection sociale. Deuxièmement, le marché des miànzi est aussi là où se jouent l’élaboration et le maintien du réseau clientélaire, en dehors duquel les gros contrats commerciaux sont difficiles à conclure. A la différence des réseaux familiaux et amicaux où le commerce des miànzi est logistiquement moins exigeant, puisqu’on peut le pratiquer à la maison et s’échanger les belles paroles à la place des belles choses, le bon fonctionnement du réseau clientélaire nécessite l’organisation minutieuse et somptueuse de « rites de passage », si l’on reprend la fameuse notion de Arnold van Gennep. Le minimum requis en est un banquet (idéalement bien arrosé) au restaurant en guise de « repas communiel ».
Pour parler de la crise du marché des miànzi en Chine, dans le tourment du Covid-19 qui coïncidait avec le Nouvel An chinois, la distanciation sociale imposée aux Chinois et leur propre peur d’être contaminés ont déjà montré les impacts négatifs du Covid-19 sur leurs réseaux familiaux et amicaux. De vraies histoires que nous avons recueillies nous apprennent qu’on a beau essayer de recourir aux euphémismes pour annuler un réveillon, parmi les gens les moins craintifs devant le virus et les plus soucieux de leur face, certains n’ont pas hésité à mettre sur la liste noire de leur messagerie les amis ayant décliné leur invitation de fête. Cela dit, on peut s’attendre à ce que les amis et à fortiori les parents puissent se pardonner assez facilement, et que la reprise de l’économie chinoise ne se heurte pas à un dysfonctionnement du système informel de protection sociale que représentent les réseaux parentaux et amicaux.
Plus problématique pourrait être le fonctionnement du réseau clientélaire, car la difficulté ou l’impossibilité de s’échanger des cadeaux et d’organiser des banquets au restaurant pourrait entraîner en l’occurrence une multitude de pertes chez les hommes d’affaires chinois : pertes de partenaire, de contrat, de crédit et, ce qui n’est pas le moins important, de face. Si les sources officielles nous suggèrent que, depuis la mi-mars, la plupart des travailleurs chinois ont repris leur travail et retrouvent timidement certains de leurs bonheurs d’avant comme le fait de pouvoir manger au restaurant (mais avec une limitation du nombre de personnes par table, ce qui signifie la continuation de l’interdiction de banqueter), une question, moins métaphorique qu’il n’y paraît, reste posée tant que le port du masque est administrativement ou moralement (par le regard des autres) prescrit : peut-on maintenir le marché des faces alors qu’elles sont masquées ? Paradoxalement, ce qui est censé sécuriser la reprise de l’économie chinoise pourrait peut-être également y faire obstacle.
Il se peut donc que, pour sortir de la crise économique du Covid-19, l’enjeu ne soit pas tant de savoir comment ramener les employés dans les lieux de travail, mais les employeurs au restaurant.