Dans quels cas est-il pertinent de recourir au focus group ?
Par Lucile Hervouet, sociologue
Cet article propose quelques recommandations concernant l’usage des focus group : un outil largement mobilisé dans les études de marché, mais dont une revue de littérature permet de préciser les conditions de pertinence de leur utilisation.
1. Qu’est-ce qu’un focus group ?
Encore marginal dans le champ de la recherche en sciences sociales en France, l’usage du focus group est plus répandu dans les pays anglo-saxons, là où cette pratique s’est initialement développée ainsi que dans les études de marché. Historiquement, on note l’invention de la focused interview par Merton et al. (1956; 1987) afin d’étudier la formation des attitudes et des opinions face à des stimuli audios et/ou visuels.
Le focus group (ou entretiens de groupe focalisés ou groupe centré) est une technique d’enquête qualitative, au même titre que l’entretien semi-directif. Cette technique présente des spécificités tant dans le type d’animation qu’elle suppose que dans le type de données collectées (Wilkinson 1998) (Cf. infra).
Le principe du focus group est de susciter des interactions entre les participants dans le cadre d’une discussion collective, afin de les faire exprimer leurs représentations et leurs attentes mais aussi de faire émerger de nouvelles idées en s’appuyant sur la dynamique collective suscitée. En réalisant des exercices (notamment projectifs), les participants explicitent peu à peu comment et pourquoi ils pensent et agissent dans le contexte étudié. In fine, le focus group fait émerger une parole collective (qui est plus que la somme de discours individuels) (Watts et Ebbutt 1987) et permet d’étudier la production du sens en action (Wilkinson 1998).
On ne cherche pas nécessairement à aboutir à un consensus entre les participants : chacun est libre de défendre son point de vue, en fonction de son expérience et de ses valeurs notamment. Ainsi, tout propos exprimé lors du groupe, même minoritaire, est « valide ». Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse attendue (Krueger et Casey 2000).
L’animation des focus group mobilise de nombreux supports possibles : films, flyers, cartes, jeux, vignettes, etc.
2. Quand recourir au focus group ?
Les focus group ont été initialement créés afin d’étudier les représentations sociales et leur élaboration, en contexte. Cette méthode permet de favoriser l’expression d’individus timides ou ne se percevant pas comme pertinents par rapport au sujet d’étude (la discussion est engagée par les autres participants) (Kitzinger 1995)J. Kitzinger 1995)
La littérature en sciences sociales identifie plusieurs cas dans lesquels il est particulièrement pertinent de mettre en place des focus group :
Pour étudier un phénomène complexe, nouveau ou inconnu pour les participants
- Par le biais des exercices les participants mobilisent différentes ressources discursives (analogies, distinctions, discours virtuels) pour ancrer un phénomène complexe ou inconnu ce qui permet de faire émerger et/ou de tester de nouvelles idées. (Obradovic et Palle 2012). (Jovchelovitch 2004)
- Le focus group permet alors d’identifier des variations culturelles des valeurs et des points de vues grâce à l’échange d’arguments entre les participants (Kitzinger 1995)(Zimmerman et al. 1990)(Hughes et DuMont 1993)(Naish, Brown, et Denton 1994)(Jovchelovitch 2004)
- Pour aborder des sujets sensibles, des tabous
- (Le groupe constitue un espace d’intimité, protégé par des règles, ce qui favorise le partage et la divulgation d’expériences ou de points de vue généralement passés sous silence. Les participants peuvent apporter de l’entraide, reconnaître la difficulté et la spécificité des expériences rencontrées. Certains participants font eux-mêmes des relances, pointent des contradictions et l’animateur peut se mettre ponctuellement en retrait.) (Kitzinger 1995) (Zeller, 2009 (Zeller 2019)).(Wilkinson 1998) (Kitzinger 2004) (Duchesne et Haegel 2004)
- Pour explorer les attentes et les solutions envisagées par les participants
- Les focus group peuvent générés davantage de discours critiques que les entretiens individuels ce qui, par suite, peut être une opportunité d’explorer les attentes voire les solutions envisagées par les participants. Cette méthode est décrite comme particulièrement pertinente dans le cas de populations (et notamment de patients) « lésées » souvent réfractaires à l’idée d’exprimer un propos négatif sur leur expérience. (Watts et Ebbutt 1987) (Kitzinger 1995)
- En articulation avec d’autres méthodes de recueil de données
- La littérature sur la méthode des focus group invite fréquemment à cumuler cette méthode avec la réalisation d’entretiens individuels. Ces deux méthodes apparaissent en effet complémentaires dans la mesure où l’entretien permet de recueillir des éléments approfondis au niveau individuel tandis que le focus group permet d’explorer la construction collective des représentations (Duchesne et Haegel 2004).
3. Le parti-pris de la méthode : positionner les participants comme des acteurs
Les participants au groupe sont invités à partager, entre eux, leur expérience, à argumenter et à contre-argumenter, quelle que soit leur capacité d’expression.
Le contexte du groupe réduit l’effet de hiérarchie sociale que suppose le travail d’interrogation individuel. Les auteurs évoquent un effet « libérateur » du groupe (notamment dans les recherches féministes et recherche-action) et décrivent un transfert de pouvoir de l’animateur vers le groupe. Les participants, de par leurs réactions, statuent sur la pertinence des questions de l’animateur et orientent le cours de la discussion davantage que dans le contexte d’entretien individuel.
La question de départ est posée par l’animateur mais la dynamique repose sur le groupe et parfois sur l’émergence d’un compère spontané.
Conclusion
L’identification d’un objectif est une des conditions de la pertinence du recours au focus group. Ensuite, le déroulement des réunions détermine la qualité des résultats obtenus. Les modalités de recrutement, la taille, la composition et le lieu des réunions doivent notamment être préalablement pensés afin de favoriser l’interaction entre les participants lors des réunions mais aussi, a posteriori, de pouvoir procéder à une analyse réflexive sur l’importance du contexte dans les résultats obtenus (Jovchelovitch 2004).
2. Conseils bibliographiques
Duchesne, Sophie, et Florence Haegel. 2004. L’Enquête et ses méthodes : l’entretien collectif. Nathan. 128. Paris.
Hughes, Diane, et Kimberly DuMont. 1993. « Using focus groups to facilitate culturally anchored research ». American Journal of Community Psychology 21 (6): 775‑806. https://doi.org/10.1007/BF00942247.
Jovchelovitch, Sandra. 2004. « Contextualiser les focus groups : comprendre les groupes et les cultures dans la recherche sur les représentations ». Bulletin de Psychologie 57 (3): 245‑52.
Kitzinger, Jenny. 1995. « Qualitative Research. Introducing Focus Groups. » BMJ (Clinical Research Ed.) 311 (7000): 299‑302.
———. 2004. « Le sable dans l’huitre : analyser des discussions de focus group ». Bulletin de Psychologie 57 (3): 299‑307.
Krueger, Richard A, et Mary Anne Casey. 2000. Focus Groups : A Practical Guide for Applied Research. 3rd ed. Thousand Oaks, Calif. : Sage Publications.
Naish, J., J. Brown, et B. Denton. 1994. « Intercultural Consultations: Investigation of Factors That Deter Non-English Speaking Women from Attending Their General Practitioners for Cervical Screening. » BMJ (Clinical Research Ed.) 309 (6962): 1126‑28.
Obradovic, Ivana, et Christophe Palle. 2012. « Comment améliorer l’attractivité d’un dispositif ciblant de jeunes consommateurs de drogues ? L’apport d’une démarche par focus groups ». Psychotropes 18 (2): 77. https://doi.org/10.3917/psyt.182.0077.
Watts, Mike, et Dave Ebbutt. 1987. « More than the Sum of the Parts: research methods in group interviewing ». British Educational Research Journal 13 (1): 25‑34. https://doi.org/10.1080/0141192870130103.
Wilkinson, Sue. 1998. « Focus Groups in Health Research: Exploring the Meanings of Health and Illness ». Journal of Health Psychology 3 (3): 329‑48. https://doi.org/10.1177/135910539800300304.
Zeller, Richard A. 2019. « Successful Focus Groups: Advancing the State of the Art ». In , par pages 167-183. Thousand Oaks, California: SAGE Publications, Inc. https://doi.org/10.4135/9781483349008.
Zimmerman, Margot, Joan Haffey, Elisabeth Crane, Danusia Szumowski, Frank Alvarez, Patama Bhiromrut, Vivian Brache, et al. 1990. « Assessing the Acceptability of NORPLANT Implants in Four Countries: Findings from Focus Group Research ». Studies in Family Planning 21 (2): 92‑103. https://doi.org/10.2307/1966670.