2020 03 2, D. Desjeux, Le confinement chinois un analyseur des transformations de la société chinoise, entre télétravail, jeu et courses
2020 03 2, D. Desjeux, Le confinement chinois un analyseur des transformations de la société chinoise, entre télétravail, jeu et courses
Pour en savoir plus pour réfléchir sur ce qui peut arriver en France, une interview de Dominique Desjeux pour Planet
Entre 1945 et 2000, il fallait aller aux États-Unis pour observer ce qui pouvait advenir dans notre société. Aujourd’hui, il faut aller en Chine. Depuis quatre à six semaines, les Chinois sont confinés chez eux. J’ai demandé à une dizaine de Chinois comment ils avaient vécu ce confinement et en quoi cela pouvait nous aider à mieux comprendre ce qui allait émerger en France sous des formes similaires ou différentes.
À partir du mois de février et de la fête du printemps, la mobilité a été très contrôlée en Chine. Ceux qui habitaient la région de Wuhan ont même été empêchés de circuler. Pour les autres, une fois la fête du printemps passée en famille dans une autre région, ils ont dû rentrer dans leur résidence. Celle-ci possède le plus souvent un ou des gardiens. Avant de rentrer dans la résidence, la température est prise pour chaque membre de la famille. Il leur faut donner leur numéro de carte d’identité, leur numéro de téléphone et leur numéro d’appartement. Il leur faut aussi indiquer de quelle région ils reviennent.
C’est une pratique de traçabilité qui rentre dans le prolongement de la traçabilité par les achats avec Alipay qui dépend d’Ali Baba (阿里巴巴Ālǐbābā), par exemple, ou encore par la reconnaissance faciale et le contrôle d’internet. Dès que l’on sort de la maison, il faut porter un masque. Dès que l’on entre quelque part il faut prendre sa température. Le port du masque est aussi une pratique assez habituelle en Chine soit du fait de la pollution comme à Beijing, soit parce que l’on est malade et que l’on veut éviter de transmettre sa maladie. Les transports en commun semblent fonctionner, mais sont quasiment vides. Le masque et le thermomètre sont les deux objets concrets du contrôle de la mobilité. À Wuhan, où il n’y a plus de transports publics, il semble que le vélo, la moto, la voiture ou le taxi sont plus utilisés.
Les gardiens vont jouer un rôle stratégique dans le maintien de la sécurité entre l’intérieur et l’extérieur de la résidence qui peut comprendre plusieurs milliers de personnes. Cela rappelle un peu les pratiques du « danwei » (单位) l’unité de travail et de résidence d’autrefois en Chine. La gestion de la crise et de la sécurité s’est coulée dans le modèle culturel chinois de contrôle social par la famille, les proches ou les collègues.
Pour les courses, certains ont profité de l’efficacité du e-commerce déjà mis en place depuis plusieurs années par Ali Baba ou par d’autres sociétés comme Shunfeng Express 顺风速运 (« vent favorable transport rapide ») ou Jingdong (京东JD.COM, capital de l’Est). Il est probable que la pénurie a été en partie évitée grâce à la qualité du réseau de l’e-commerce chinois. Il a permis à la plupart des familles de commander des légumes, des fruits, du riz, des plats tout préparés, des objets de la vie courante dont une partie avait pu disparaître des supermarchés dans certaines régions. Les témoignages recueillis ne font pas apparaitre de pénurie évidente.
Il était aussi possible de faire les courses à l’extérieur dans un supermarché ou dans les petites boutiques, mais limitées à deux ou trois fois par semaine. Une partie des magasins sont vides. À chaque entrée un gardien prend la température des clients. Il est lui-même recouvert d’une combinaison et d’un casque avec un plexiglas qui lui évite tout contact avec les autres.
Le confinement a entrainé une pratique plus grande de la cuisine qui, pour certains, avait été en partie abandonnée au profit du restaurant dont la pratique est pour le moment quasiment impossible. Cela va leur donner l’occasion d’inventer de nouvelles recettes. Le confinement peut être associé à la créativité culinaire.
Certains vont changer leurs pratiques d’achat en acceptant d’acheter par Internet des fruits et des légumes sans pouvoir ni les touchers, ni les sentir, ce qui représente une vraie révolution même encore aujourd’hui, dans les pratiques d’achat d’une partie des Chinois. Certains vont aussi se mettre à commander des plats tout préparés grâce au e-commerce. On assiste donc au développement de l’usage des plates-formes du fait de l’augmentation des pratiques de commandes par Internet. Dans chaque résidence, les livreurs peuvent apporter les commandes deux à trois fois par jour. Ensuite elles sont gérées par le gardien qui les distribue aux résidents.
Dans la plupart des régions le travail a été quasiment arrêté. Il a repris un peu plus tôt pour les entreprises privées et un peu plus tard pour les entreprises publiques. Les universités ont eu un mois de vacances en plus qu’ils devront récupérer en août 2020. De ce fait, le télétravail s’est fortement développé notamment dans l’enseignement. Les enseignants préparent les cours sur Internet. Pour une partie des enseignants faire des cours par Internet est une pratique nouvelle qui ne va pas de soi. Il est possible que l’on assiste dans les mois ou les années à venir à un rapport différent des Chinois au télétravail et donc peut-être à sa diffusion plus importante.
Les enfants suivent les cours chez eux avec l’aide de leurs parents grâce à leur iPad qui peut autant leur servir pour faire leurs devoirs que pour jouer à des jeux vidéo, ce qui peut inquiéter certains parents. Une partie des enfants de la classe moyenne sont inscrits dans des établissements privés. Pendant le confinement ils envoient des vidéos éducatives tous les jours pour aider les parents à jouer avec leurs enfants. C’est une petite révolution familiale, car le plus souvent quand les deux parents travaillent, ce sont les grands-parents qui s’occupent des enfants. Avec le confinement une partie des parents crée de nouvelles relations avec leurs enfants. Il y a aussi des groupes organisés autour de Wechat qui permettent de gagner des points grâce à des activités d’apprentissage. Cela correspond assez bien à une sorte de « gamification sociale », gagner des points, que l’on retrouve aussi bien dans les achats quotidiens que pour les membres du parti qui doive tous les jours répondre à des questions d’histoire ou de connaissance sur la Chine et ainsi gagner des points.
Le sport a pu se maintenir dans les résidences des régions le coronavirus n’était pas trop développé grâce au badminton qui ne demande pas beaucoup de contacts entre les joueurs et demande peu d’espace pour se jouer ainsi que le basket pour les mêmes raisons. Une partie des familles a développé des pratiques sportives à la maison et acheté des tapis de sol. Pour une partie des familles chinoises le sport d’intérieur est une pratique nouvelle.
Dans le domaine des loisirs et du jeu les effets ont été beaucoup plus ambivalents. La plupart des salles de jeux vidéo, dont, par ailleurs, l’intensité de la pratique par de nombreux jeunes aujourd’hui en Chine inquiétait le gouvernement chinois et les familles, ont été fermées.
L’interdiction la plus conflictuelle, et c’est un effet inattendu de la crise, a porté sur le mah-jong (麻将). C’est un jeu traditionnel qui se joue à quatre. Il a donc été interdit pour éviter la diffusion de la maladie. Cette interdiction a choqué une partie des Chinois qui ont trouvé que le gouvernement allait trop loin. On découvre, par exemple, sur les sites chinois une vidéo avec quatre vieilles personnes qui jouent au mah-jong. Une voix venant dont ne sait d’où leur dit d’arrêter de jouer. Les personnes étonnées regardent partout et ne comprennent pas d’où vient cet ordre. En réalité il vient d’un drone, et celui-ci n’est pas forcément manié par la police, qui leur intime l’ordre de quitter leurs tables de jeux. Aussitôt les quatre personnes un peu effrayées rentrent dans leur maison. Une autre vidéo montre des policiers en train de casser une table de mah-jong. Une autre montre quatre personnes promenant une table de mah-jong sur leurs épaules dans la rue et ceci afin de leur faire honte car ils ont été pris en train de jouer. Une leçon interculturelle que l’on peut en tirer est que ce qui choque les Chinois peut paraître inattendu pour un français. Cependant pour prendre une image, c’est un peu comme si on interdisait aux Français de jouer à la belote ou au tarot pour contenir l’épidémie.
Une partie des jeunes et des moins jeunes n’ont eu qu’à poursuivre leur pratique des jeux vidéo et tout particulièrement des jeux vidéo en ligne, les « MOBA » (Multiplayer Online Battle Arena). Un des jeux les plus populaires s’appellent Plague Inc qui est un jeu de simulation de type apocalyptique. Il semble qu’il soit le numéro un des ventes en Chine depuis le développement de l’épidémie de coronavirus. Un autre jeu s’appelle 王者荣耀 wángzhě róngyào (L’honneur des rois). Il aurait autour de 200 millions de joueurs inscrits. Les Chinois jouent beaucoup aux cartes. Je ne sais pas si celui-là est aussi en ligne, mais il s’appelle, et c’est tout un programme, 斗地主dòudìzhǔ : battre le propriétaire foncier.
L’ensemble des chaînes de télévision sont devenus gratuites pendant la période de confinement. Wechat (微信 Wēixìn : « micro-lettre ») qui est un des moyens les plus importants de communication entre chinois a continué à fonctionner à plein. Ceux qui subissent directement la crise sont les petits entreprises, les restaurants ou certains magasins. Il est possible que la crise rebattre les cartes de l’économie chinoise intérieure.
Le confinement sanitaire a conduit à de nombreux petits changements incrémentaux dans la vie quotidienne des Chinois. Il semble cependant ressortir un certain ennui, une certaine lassitude de rester enfermé et de regarder la télévision ou de jouer à des jeux vidéo. C’est peut-être une des plus grandes leçons paradoxales que l’on peut retirer de cette expérience. Il est sûr que le confinement, que je prends ici comme une métaphore du protectionnisme politique, est un moyen efficace de se protéger de l’autre, mais au final cela ne peut être qu’un moyen provisoire sous peine de mourir étouffer. La fermeture des frontières, le protectionnisme économique, ne peut avoir qu’un temps. Le jeu, même vidéo, ne suffit pas à satisfaire le peuple.
Paris le 2 mars 2020 (questions par Internet dans 5 villes chinoises)