2018, D. Desjeux, Bronislaw Malinovski ou les formes élémentaires matérielles et symboliques de la production, de l’échange, de la consommation

Publié en anglais dans Soren Askegaard et Benoit Heilbrunn (éds.), 2018, Canonical Authors In Consumption Theory, Routledge, pp. 79-85

Bronislaw Malinowski est né en 1884, à Cracovie, aujourd’hui en Pologne, mais qui, à l’époque, faisait encore partie de l’empire austro-hongrois. Ce détail biographique va jouer un rôle clé dans la vie de Malinowski. En effet, après avoir obtenu un doctorat en philosophie à Cracovie, puis un diplôme de chimie à Leipzig, et plus tard un PhD en sciences à Londres, il se retrouve en Australie, en 1914, juste au moment où la Première Guerre mondiale éclate. Comme autrichien, il est considéré comme un ennemi et risque la prison. Il est donc interdit de retour en Angleterre. Finalement, il sera envoyé en Papouasie-Mélanésie, grâce au soutien de son professeur et ami anglais, Charles Gabriel Seligman.

Entre aout 1914 et octobre 1918, il fera trois séjours de 8 à 12 mois chacun, à chaque fois seul, sans voir d’européens et en apprenant la langue des trobriandais (Trobriand Islanders), dans l’archipel des Trobriands qui s’étend sur 35 km de long et 10 km de large au nord-ouest de la Nouvelle-Guinée. Cette enquête sera à l’origine de son livre le plus célèbre Argonauts of the Western Pacific, An account of native enterprise and adventure in the Archipelagoes of Melanesian New Guinea, publié en 1922 et qui servira de références pour évoquer l’immense apport méthodologique de Malinowski.

Il est possible, déjà, de remarquer que le choix de son terrain n’a rien de « scientifique » au sens des sciences expérimentales dans lesquelles tout doit être maitrisé afin de pouvoir isoler une variable indépendante pour expliquer un phénomène observé, in vitro, et donc en dehors de toute situation réelle. A l’inverse le terrain anthropologique de Malinowski est in vivo. Rien n’est maitrisé, tout est multicausal. Il vient sans « preconceived ideas » (p.7) et explique qu’il faut être capable de changer constamment de point de vue. Son accès au terrain relève donc d’une contrainte qu’il a su transformer en opportunité, comme c’est bien souvent le cas dans les enquêtes anthropologiques, qu’elles soient ou non sur la consommation.

Saisir les opportunités, se laisser porter par son terrain, rester ouvert à l’inattendu, aux crises, aux ruptures de routine, aux détails, on parlerait de signaux faibles aujourd’hui, telle est la méthode mobilisée et préconisée par  Malinowski pour réaliser un « scientific field work » (p 17). Il l’appellera « participant observation ». C’est une approche centrée sur l’usager, sur le consommateur, pour faire un anachronisme par référence au design thinking qui a repris cette idée de l’anthropologie, 80 ans plus tard.

Cette méthode représente le grand apport de Malinowski pour la discipline anthropologique en général et tout particulièrement dans le champ de l’anthropologie économique qui part de la production des biens et des personnes, puis passe par leur mise en circulation pour terminer par leur consommation ou leur « consumation » ostentatoire.

L’observation participante, une méthode d’enquête centrée sur les acteurs sociaux

La « participant observation » est une véritable « innovation de rupture », par rapport à la tradition anthropologique des « récits de voyageur », des témoignages de missionnaires, de commerçants ou de fonctionnaires, ou encore des expéditions scientifiques dont certains résultats sont par ailleurs de grande qualité, comme le montre Florence Weber dans son livre publié en 2015, Brève histoire de l’anthropologie. En effet, certains observateurs restent peu de temps sur le terrain ou partent d’une grille de lecture a priori pour récolter les informations auprès des indigènes. D’autres observent de l’extérieur et ont donc tendance à projeter leur propre système d’explication. Cela équivaut à une « causalité projective » par laquelle l’observateur attribue à l’acteur social des intentions qu’il ne connait pas, puisqu’il garde un point de vue « etic » à la société qu’il observe.

Toutes ces limites restent vraies aujourd’hui dans de nombreuses études marketing. La concurrence entre marques a juste remplacé celle entre religions chrétiennes. L’objectif n’est pas de chercher à comprendre le consommateur de l’intérieur, c’est-à-dire d’un point de vue « emic », mais de rechercher « l’horizon d’attente » de la marque, pour évoquer la théorie de la réception de Hans Jauss, en littérature et publiée en  1990, à l’instar des missionnaires qui recherchaient dans les années 1950 en Afrique, à travers les enquêtes anthropologiques, les « pierres d’attente » de la religion catholique afin de mieux diffuser celle-ci.

Or l’une des grandes préconisations de Malinowski est de partir du vécu des « natives », ce que l’on appellerait en marketing aujourd’hui leur « expérience », et donc de prendre un point de vue « emic » c’est-à-dire de l’intérieur, même si le terme n’existait pas en 1922 puisqu’il n’émerge que dans les années 1950 en anglais.

L’objectif de ce débat n’est pas de dire qu’une méthode est meilleure qu’une autre, ou que le « qualitatif » serait meilleur que le « quantitatif », ou l’inverse, ou encore qu’une échelle d’observation micro serait plus précise qu’une échelle macro, mais de dire que chaque découpage de la réalité fait apparaitre des données différentes qui sont pour la plupart invisibles avec d’autres découpages, d’autres méthodes. Il cherche surtout à mettre en valeur l’apport innovant et la modernité de Malinowski par rapport aux techniques de recueil des informations sur le terrain.

Dans son livre, il indique les règles pratiques de l’interview en expliquant que si l’on part d’une question abstraite du genre « how do you treat and punish a criminal » ( p 9) il est probable qu’il n’y aura aucune réponse, car la question est trop abstraite. Par contre, partir d’un cas, d’une situation concrète, pour lui demander son avis sera beaucoup plus efficace. On est très loin ici des méthodes par questionnaire, ou par interviews non directifs dans lesquels l’observateur de doit pas s’impliquer afin d’éviter les biais, oubliant que la vie n’est faite que de biais et notamment de biais interculturels. Accepter ces biais, c’est-à-dire ces différences, demande de récolter des histoires tangibles qui permettent à partir du « comment » d’inférer par induction le pourquoi des actions qui sont décrites.

C’est d’autant plus important que l’anthropologue n’est pas un observateur neutre émotionnellement. Il observe, il participe et il ressent ce que Malinowski appelle « the full body and blood of actual native life » (p. 14). Il est proche de « l’attention flottante » de Sigmund Freud (1856 – 1939) pour la psychanalyse et de la « thick description » préconisée par l’anthropologue américain Clifford Geertz dans les années 1980.

Pour comprendre de l’intérieur les perceptions et les interprétations indigènes. Il recommande d’apprendre la langue et de ne pas se limiter aux pidgin-english, l’équivalent du globish (global English) d’aujourd’hui,  pratiqué dans de très nombreuses études internationales pour réaliser des interviews. Le pidgin comme le globish sont pratiques pour communiquer de façon simple, mais ils ne permettent pas de pénétrer dans le monde des idées ou dans celui de l’imaginaire magico-religieux comme celui de la magie développée par Malinowski, une logique symbolique que l’on retrouve dans toutes les sociétés humaines sous des formes très variées (p. 5)

Aujourd’hui, la diversité des terrains et la contrainte de temps pour les réaliser ne permettent plus d’apprendre toutes les langues. La solution consiste à travailler à deux, en deux langues, celle des indigènes et celle de l’anthropologue. L’insider parle la langue locale et celle de l’anthropologue. Il a accès à des informations invisibles pour l’anthropologue. L’anthropologue amène un regard extérieur pour poser des questions auxquelles l’insider ne pense pas parce que trop impliqué dans la culture locale.

De même, aujourd’hui, il n’est pas possible de rester un an dans le logement des membres de la classe moyenne urbaine, ce nouvel objet de l’anthropologie contemporaine, pour observer leurs pratiques de production, de distribution, de consommation et de reproduction. Il reste cependant possible de les interviewer, de filmer les usages qu’ils font des objets qu’ils mobilisent dans leurs cuisines, leurs salles de bain ou leurs livings et de reconstituer leur système d’interaction sociale familial, amical et professionnel. L’important, au-delà du temps et de la langue, est de garder la méthode inductive pratiquée par Malinowski, qui part des faits concrets pour remonter ensuite à la théorie, comme il va le faire sur le lien entre la magie et la Kula (« magic and the Kula »).

La Kula, une économie d’échange encastrée (embedded) dans le social et les institutions humaines

L’anthropologue écossais James Frazer, auteur du célèbre livre, The Golden Bough, A Study in Magic and Religion (1890) et dont la lecture a déclenché la vocation anthropologique de Malinowski, écrit dans la préface de son livre sur les trobriandais : « in the present treatise Dr. Malinowski is mainly concern with what at first sight might seem a purely economic activity of the Trobriand Islanders; but […] he is careful to point out that the curious circulation of valuable, which takes place between the inhabitants of the Trobriand and other islands, while it is accompanied by ordinary trade, is by no means itself a purely commercial transaction; he shows that it is not based on a simple calculation of utility , of profit and loss, but that it satisfies emotional and aesthetic needs […] he proves that the trade in useful objects, which forms part of the Kula system, is in the minds of the natives entirely subordinate in importance to the exchange of other objects, which serve no utilitarian purpose whatever.” (p. X)

La Kula est donc considérée comme une institution qui relève de dimensions à la fois commerciales, sociales et magico-religieuses, ce que l’anthropologue français Marcel Mauss appellera un « phénomène social total ». Malinowski montre donc, dès les années 1920, que l’économie n’existe pas en soi. Elle est encastrée  (« embedded ») dans des pratiques magico-religieuses, pour reprendre un terme de 1944 de Karl Polanyi (1886-1964), un économiste hétérodoxe hongrois, dans son grand livre, The Great Transformation.           

Le principe de fonctionnement de la Kula est relativement simple à expliquer : c’est une forme d’échange de biens, de cadeaux, les vaygu’a, qui sont des objets précieux, à l’image des Joyaux de la Couronne pour reprendre la comparaison de Malinowski. Ils sont de deux ordres, des brassards en coquillages qu’on appelle des mwali, lesquels circulent entre les îles de la droite vers la gauche, et des colliers de coquillages rouges, les soulava, qui circulent en sens inverse. La Kula est réservé aux hommes et parmi les hommes se sont les chefs qui ont le plus de partenaires avec qui échanger. C’est donc un système hiérarchique et politique. En 1992, l’anthropologue américaine Annette Weiner, dans Inalienable Possessions, montrera qu’il existe aussi un échange propre aux femmes au moment du mariage.

Ces échanges sont soumis à des règles strictes, à des codes sociaux qui sont la marque du collectif. Chaque objet doit toujours rester en circulation, ils ne sont que des possessions temporaires, et circuler dans le même sens. Ils mettent 2 à 10 ans pour faire le tour des Iles. Ce sont des objets de prestiges qui restent dans la sphère des échanges. Ils ressemblent aux trophées qu’une équipe de sport gagne, mais qu’elle ne peut posséder plus d’une année, car elle doit ensuite la remettre en jeu. Ce sont des dons qui demandent en retour des dons équivalents ou supérieurs.

Chez les trobriandais, le succès de chaque transaction est attribué aux pouvoirs magiques de chaque participant. La Kula est donc une institution qui organise la circulation de biens cérémoniels qui ne peuvent être possédés, sauf temporairement, ni utilisés pour une consommation ordinaire, mais dont la fonction psychologique est d’abord de réconforter le possédant provisoire : « to possess vaygu’a is exhilarating (exaltant), comforting, soothing (apaisant) in itself » (p. 512). Pour une partie des anthropologues aujourd’hui, la Kula possède aussi une fonction implicite, celle de créer de la cohésion politique entre tous les clans qui se partagent le territoire des iles Trobriand.

Malinowski pensait qu’il avait trouvé un modèle général de circulation des biens cérémoniels. Ce qui s’est avéré juste. Dès 1923, Marcel Mauss, dans son « Essai sur le Don » (The Gift) montre que la Kula relève de la même logique que celle des potlatchs nord-amérindiens, dont le sens en chinook, une tribu indienne de la côte ouest-américaine, veut dire donner. Il faut donner et recevoir, et le plus souvent suivant un mode agonistique, c’est-à-dire un mode compétitif afin d’acquérir le plus de prestige social possible. On retrouve ce mécanisme de don et de contre don dans de nombreux pays d’Afrique Centrale sous le nom de « tontine », ou même en Chine sous d’autres noms. Sous sa forme d’épargne collective, la tontine évoque le Crowd funding d’aujourd’hui.

À partir de ce système de circulation des biens, dont la double caractéristique est d’échapper à un usage utilitaire et de fonctionner grâce à une dimension magico-religieuse, Malinowski va décrire le système de production et de logistique qui concourt au fonctionnement de la Kula à partir de deux itinéraires principaux.

Le premier est celui de la construction collective des pirogues depuis l’abattage jusqu’à leur mise à l’eau, en passant par leur façonnage. Les pirogues permettent à la fois de faire fonctionner le système d’échange symbolique des cadeaux et de pêcher les poissons nécessaires à l’alimentation du groupe. Le deuxième est celui de la production des légumes dans les jardins, et tout particulièrement des ignames. L’itinéraire part du travail dans les jardins jusqu’à la récolte, puis passe par le stockage des ignames qui ont une fonction utilitaire de consommation alimentaire, mais qui joue aussi un rôle important de mise en scène de la richesse du chef. Certaines ignames peuvent pourrir sans jamais être consommées. Ceci relève de la consommation ostentatoire déjà décrite par le socioéconomiste américain Thorstein Veblen en 1899, dans son livre The Theory of the Leisure Class. L’itinéraire se termine avec la cuisine et les différentes pratiques de consommations alimentaires ordinaires et festives, souvent ostentatoires, elles aussi.

Derrière cette description ethnographique, on découvre un double système de circulation des biens à la fois symbolique et utilitaires. En effet, Malinowski va montrer qu’en dehors des biens cérémoniels qui circulent à travers la Kula et qui ne rentrent donc jamais dans le circuit utilitaire, les autres biens ne circulent pas suivant des frontières étanches et claires entre ce qui relève du don et ce qui relève du commerce : « I have on purpose spoken of forms of exchange, of gifts and counter-gifts, rather than of barter or trade,because, although there exist forms of barter pure and simple, there are so many transitions and gradations between that and simple gift, that it is impossible to draw any fixed line between trade on the one hand, and exchange of gifts on the other ». (p. 135).

Cette conclusion est une des plus intéressantes par rapport à la consommation contemporaine qui relève elle aussi d’une double circulation marchande et non marchande. Certains cadeaux offerts par la famille ou des amis proches, dans les sociétés modernes, comme les parfums, peuvent rester exposés dans le living comme signe du lien social qui unit les membres de la famille ou les amis. Ils peuvent aussi être utilisés de façon utilitaire. Par contre, ils seront plus difficilement remis en vente sur des sites Internet de vente directe au consommateur, à l’inverse de certains biens plus impersonnels comme les livres ou les CD, pour ne prendre que quelques exemples tirés d’enquête réalisée en France ou au Brésil.

C’est ce passage permanent entre l’utilité et le cérémoniel, entre le monétaire et le non monétaire, qui montre que pour une grande part l’économie est encastrée dans le social, dans des institutions qui participent à la construction sociale de la valeur et qui en ce sens s’oppose aux théories qui postulent l’existence naturelle d’un marché qui fonctionnerait indépendamment de la société, comme pourrait le laisser croire les lecteurs d’Adam Smith. Malinowski nous présente bien une théorie qui met en scène la structure élémentaire de l’économie, c’est-à-dire une économie encastrée dans des processus logistiques, des cultures matérielles, des interactions sociales et des symboliques collectives.

Magie et vie quotidienne ou les racines primitives du marketing publicitaire moderne.

La deuxième conclusion la plus importante de Malinowski est que “All the data which have been so far mustered disclose the extreme importance of magic in the Kula.” (p 304). Pour traiter de la magie, il va se référer au travail d’Henri Hubert et de Marcel Mauss sur le mana (p. 514), publié en 1902 sous le titre « Esquisse d’une théorie générale de la magie » (p. 514).

 La magie est au cœur de la pensée trobriandaise. À chaque étape du processus de production ou d’échange est associée une incantation, un rituel qui permet de déjouer les forces négatives qui pèsent sur la vie quotidienne des trobriandaise. Tous les événements négatifs de la vie quotidienne, maladies, naufrages, mauvaises récoltes, conflits sociaux sont interprétés comme relevant d’une action d’ensorcellement (« witchery »). Elle pourra être contrée par la magie utile (« beneficial magic »).  La magie a donc pour fonction de protéger les marins ou les jardiniers. Elle vise à agir sur les activités humaines qui favorisent les bonnes récoltes, les bonnes pêches ou les bonnes chasses. La parole est au cœur de l’efficacité magique. Sans incantation (« spell ») la magie est impuissante.

Le point crucial pour comprendre la consommation dans les sociétés modernes est ce que Malinowski appelle « Rite of transference ». Pour sécuriser les pirogues qui vont partir en haute mer pour faire circuler les biens de la Kula, le rituel consiste à frapper la pirogue avec une touffe d’herbe. Cette touffe d’herbe « absorbe la vertu magique et la communique ensuite à l’objet concerné ». (used to absorb the magical force and to transfer it to the final object, p. 406).

Or cette pratique décrit le principe suivant lequel le marketing publicitaire fonctionne dans nos sociétés modernes. La publicité fonctionne suivant un principe d’efficacité animiste qui fait que le bien ou le service qui va être acheté par un consommateur possède une énergie, une force, qui est censée être incorporée dans le bien.  Grâce à cette “force” le consommateur moderne va acquérir la beauté, la sécurité, un statut, une nouvelle identité, la jeunesse, la nature, un changement. Tous ces  transferts d’énergie publicitaire constituent les grands imaginaires qui enchantent la vie quotidienne et lui donnent du sens. Comme la touffe d’herbe qui frappe la pirogue des trobriandais pour leur permettre d’être plus efficaces en mer, de même la publicité fait absorber au bien ou au service une vertu magique qui sera ensuite incorporée par les consommateurs.

De plus la marque change le produit en personne, comme dans la consécration catholique, mais sur un mode immanent. La marque possède une « identité ». il faut lui être « fidèle ». Elle possède un « capital de confiance » et fait des « promesses ». Le bien change de nature. C’est la transsubstantiation publicitaire, c’est-à-dire le changement d’un objet ordinaire en une personne aux qualités magiques.

L’intérêt de ce rapprochement ne relève pas d’une critique des pratiques publicitaires tant il est clair que leur domaine relève du magico-religieux et donc de la production de sens et d’imaginaire. Il montre surtout l’intérêt de l’approche anthropologique et la modernité de Malinowski pour comprendre le sens des institutions modernes productrices de sens à partir de ressorts qui relèvent de pratiques magiques, qu’on les approuve ou qu’on les désapprouve. La magie comme l’animisme n’ont pas disparu. Ils font partie de notre modernité. C’est en ce sens que l’on peut comprendre la pensée non conventionnelle de Bruno Latour et de Michel Callon quand ils font des objets des actants ou des « acteurs réseau », comme la publicité transforme les biens de consommation en personne, c’est-à-dire en acteurs. Comme le marketing, ils renouent avec la pensée animiste des sociétés primitives, et pourquoi pas.

Bruno Latour confirme que pour lui « Nous n’avons jamais été modernes » et donc que nous avons toujours était animiste. Cependant la grande différence avec les sociétés “traditionnelles” tient au fait que l’on n’a pas le choix d’échapper à la croyance dominante. Dans les sociétés “modernes” on a le choix entre plusieurs croyances, voir de ne pas croire ou au moins de pouvoir réinterroger la croyance.

Conclusion

En 1944 est publiés un livre posthume de Malinowski A Scientific Theory of Culture and Other Essays dans lequel il développe son approche  fonctionnaliste de la culture qui est basée sur deux sortes de besoin, les basic needs, qui sont les besoins physiologiques individuels et les derived needs qui sont à la source des grandes institutions humaines qui organisent la production, la distribution et la consommation et donc la survie du groupe. Elles fonctionnent grâce à l’enseignement, la morale et la religion. Pour Malinowski, les déterminismes culturels sont aussi puissants que les déterminismes biologiques. Si on enlève le biologique, on n’est pas très loin de l’effet d’imposition que l’on retrouve dans « l’habitus » de Pierre Bourdieu tel qu’il le développe notamment dans son livre le plus important sur la consommation La Distinction. Critique sociale du jugement en 1979. Ces différents besoins se retrouvent aussi dans la célèbre pyramide d’Abraham Maslow publiée en 1943 et qui est enseignée dans toutes les écoles de commerce françaises dans les cours de marketing.

Une partie des anthropologues ne suivra pas sa théorie générale fonctionnaliste et déterministe. Comme souvent un auteur est plus intéressant par le terrain et la modélisation qu’il a produite à partir de ce terrain, et qui permet une « généralisation limitée » jusqu’à ce que de nouvelles enquêtes montrent les apports et les limites de la généralisation, que par une théorie générale qui cherche à intégrer des phénomènes qui échappent bien souvent aux terrains empiriques qui ont servi à la construire.

Malinowski est un anthropologue sensible et intelligent, qui a su prendre le risque de s’exposer en personne à une culture et à des individus qui lui étaient particulièrement éloignés. Il a inventé une méthode qui l’a aidé à comprendre la magie de l’intérieur. Il a montré les fondements anthropologiques de l’économie. On pourra aussi retenir de lui ce qu’il écrit à la fin de son livre : « What interests me really in the study of the native is his outlook on things, his Weltanschauung (vision du monde en allemand) the breath of life and reality which he breathes and by which he lives” (p. 517). Cette phrase raisonne d’autant plus dans la tête de Malinowski que tous les idéaux auxquels il croyait venait d’être foulé aux pieds par la guerre en Europe.

Paris 2016 04 2

Dominique Desjeux, anthropologue, professeur émérite à la Sorbonne

Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité