La communauté des sociologues français en 1995
Sous la direction scientifique de Dominique DESJEUX
Suivi tutoral: Marc BLANGY, Sophie JARRAFFOUX et Pascal TATEOSSIAN
Mémoire réalisé par les étudiants de troisième année du Magistère de Sciences Sociales: ANDRÉ Natacha, CHAUVEAU Carine, DEMAN Cécile, ÉTTERLÉ Christine, FLENDER Sylvain, HUG Pascal, LE GAC Sylvie, LE TOUZÉ Olivier, MAHÉ Annaïg, MEISSONNIER Joël, von NORMAN Natalia, PARIS Anne, PEJICIC Ivana, ROBERT Elisabeth, ROMANI Laurence, SUAREZ Nicole
Mémoire collectif de troisième année du Magistère de Sciences Sociales appliquées aux Relations Interculturelles – Université de Paris V – Sorbonne
Paris, Décembre 1995
INTRODUCTION………………………………………………………………………………………………….. 1
I- METHODOLOGIE……………………………………………………………………………………………… 8
II- LES IDEALTYPES…………………………………………………………………………………………….. 11
II.1- L’investisseur………………………………………………………………………………………………… 11
II.1.1- Diversification des objets…………………………………………………………………………………. 11
II.1.2- Réseaux, une stratégie d’accumulation ostentatoire……………………………………………….. 11
* Une accumulation des fonctions………………………………………………………………………………… 11
* Une activité de consultant ou de formateur………………………………………………………………….. 12
* Un investissement dans l’international…………………………………………………………………………. 13
* Un partenariat interdisciplinaire…………………………………………………………………………………. 14
* Une stratégie de publication ostentatoire…………………………………………………………………….. 14
II.2- L’expert………………………………………………………………………………………………………… 16
II.2.1- Définition
* Une fidélité entre l’obsession et l’attachement……………………………………………………………… 17
* Une solide assise réticulaire …………………………………………………………………………………….. 17
II.2.2- Les deux comportements caractéristiques de l’ »expert »………………………………………….. 18
* Une position légitimée par son réseau et/ou son objet……………………………………………………. 18
* Les garanties d’une inscription dans la durée……………………………………………………………….. 19
II.2.3- Deux trajectoires possibles pour un même personnage…………………………………………… 20
II.2.4- A la frontière de nouvelles dimensions sociologiques, le « pionnier »……………………………. 21
* Sous l’égide de son maître à penser, le « continuateur »…………………………………………………… 22
Conclusion……………………………………………………………………………………………………………… 23
II.3- Le moine……………………………………………………………………………………………………….. 23
II.3.1- L’ »entrée en religion », foi et fidélité en l’objet………………………………………………………… 23
*Le rapport à l’objet…………………………………………………………………………………………………. 24
* La fidélité à l’objet…………………………………………………………………………………………………. 25
II.3.2- Le « renoncement »…………………………………………………………………………………………… 27
* Faible mobilisation des ressources issues du milieu institutionnel………………………………………. 27
* Une attitude peu mondaine vis-à-vis des réseaux…………………………………………………………. 29
II.3.3- Le missionnaire………………………………………………………………………………………………. 30
Conclusion……………………………………………………………………………………………………………… 31
II.4- Le nomade…………………………………………………………………………………………………….. 32
II.4.1- Un sociologue qui butine………………………………………………………………………………….. 33
II.4.2 Un sociologue “déconnecté”………………………………………………………………………………. 34
Conclusion……………………………………………………………………………………………………………… 35
III- LA MOBILITÉ AU SEIN DE L’ESPACE DE LA SOCIOLOGIE…………………………….. 37
III.1- Description de trajectoires mouvantes……………………………………………………………. 37
III.1.1- Monsieur D
III.1.2- Monsieur. G…………………………………………………………………………………………………. 40
III.1.3- Madame M………………………………………………………………………………………………….. 43
III.1.4- Monsieur M…………………………………………………………………………………………………. 44
III.2- L’appel à l’institution…………………………………………………………………………………….. 46
III.2.1- La régulation du champ de la sociologie, un système institutionnalisé………………………… 47
* Définition du système institutionnel…………………………………………………………………………….. 47
* Les espaces de circulation entre les institutions…………………………………………………………….. 48
* Une hiérarchie institutionnelle……………………………………………………………………………………. 49
III.2.2- Mobilisation des ressources institutionnelles………………………………………………………… 50
* Se rattacher à une institution…………………………………………………………………………………….. 50
* La mobilité dans les idéaltypes…………………………………………………………………………………. 51
– En se fidélisant à son objet
– mobilité au sein d’un idéaltype
* État stationnaire, immobilisme…………………………………………………………………………………… 54
Conclusion……………………………………………………………………………………………………………… 56
III.3- L’appel au marché…………………………………………………………………………………………. 56
III.3.1- Le marché……………………………………………………………………………………………………. 57
* Découverte…………………………………………………………………………………………………………… 57
* Reconnaissance-insertion
III.3.2- Le marché……………………………………………………………………………………………………. 61
* Le contrat, vecteur de mobilité à l’intérieur du champ sociologique………………………………….. 61
* Le contrat, vecteur de mobilité vis à vis du statut institutionnel………………………………………… 64
III.3.3- Le marché, outil à double tranchant d’une mobilité subie……………………………………….. 66
Conclusion……………………………………………………………………………………………………………… 69
III.4- La place du directeur de thèse dans la mobilité du sociologue…………………………… 71
III.4.1- L’acteur-Clé…………………………………………………………………………………………………. 71
III.4.2- Disposer ou non d’un acteur-clé?……………………………………………………………………… 72
III.4.3- Le mandarin…………………………………………………………………………………………………. 73
III.4.4- L’“acteur-clé”, un traducteur……………………………………………………………………………. 74
III.4.5- L’ »acteur-clé » permet l’accès aux ressources du marché………………………………………… 77
III.4.6- L’ »acteur-clé » autorise l’accès aux ressources institutionnelles…………………………………. 78
III.4.7- L’ »acteur-clé » est un pourvoyeur “d’outils”, un réservoir de ressources indifférenciées…. 80
III.4.8- Deux types d’intervention des « acteur-clés »………………………………………………………… 82
III.4.9- Quelles mobilités?…………………………………………………………………………………………. 83
CONCLUSION GÉNÉRALE: LA COMMUNAUTÉ DES SOCIOLOGUES ………….85
BILIOGRAPHIE………………………………………………………………………..89
INTRODUCTION
Qu’est-ce que la sociologie? Cette question concerne l’origine de cette discipline, sa spécificité parmi ce que l’on appelle les sciences “ molles ”, sa validité en tant que science. La sociologie est alors regardée de l’extérieur, et on tente de cerner la discipline dans un contexte plus général. Dans ce cas, la sociologie reconnue comme science à part entière, peut aussi constituer une profession, c’est-à-dire une activité reconnue socialement et incarnée par des scientifiques que sont les sociologues.
Dans cette enquête, nous allons plutôt essayer de comprendre ce qu’est la sociologie à partir de ceux qui la pratiquent et la construisent, c’est-à-dire de l’intérieur. Il s’agit donc d’une enquête sociologique portant sur les sociologues. Nous nous intéresserons à leurs pratiques et à leurs trajectoires afin de reconstituer leur univers professionnel. Cette vision interne nous permettra de voir s’il existe une “ communauté ” de sociologues définie en tant que telle. En essayant de définir qui est sociologue on peut faire apparaître les signes de la légitimation de cette discipline en tant que profession scientifique. On glisse ainsi du débat épistémologique (portant sur la science) à une étude concrète de la profession (portant sur les acteurs). Si la sociologie, en tant que science, a des frontières floues, la profession de sociologue est-elle une activité plus clairement définie ?
A ce propos, l’approche en termes de réseaux est intéressante en ce qu’elle nous permet de cerner les structures formelles et informelles de la profession. Selon Michel Callon[1], “ l’analyse en termes de réseaux socio-techniques attire l’attention de l’observateur sur tout ce qui semble extérieur à la science et sans lequel elle n’existerait pourtant pas ”. En effet, en amont il importe au sociologue de mettre en place tout un dispositif qui lui pemettra d’effectuer sa recherche dans de bonnes conditions. En aval, il faudra faire connaître ses résultats au public intéressé. Par exemple, le sociologue sollicite différents acteurs ou institutions pour disposer des “ meilleurs ” moyens nécessaires à sa recherche; il produit de la science en laboratoire de recherche, mais il diffuse également son savoir par l’intermédiare des cours, des publications, des colloques, etc.
Qu’est-ce qu’une profession? Pour les Anglo-saxons, la notion de profession est très précise et définit spécifiquement les professions libérales. En France, la notion de profession concerne un ensemble d’activités plus large, qui n’est pas détérminé par un contenu particulier mais par un statut.
Selon Catherine Paredeise[2], qui étudie la notion de profession (à partir de l’exemple des médecins), se constituent en profession les activités qui ont le pouvoir de définir et de mettre en oeuvre des principes et des pratiques posés comme lois et organisés par des institutions. Une activité se constitue en profession si ceux qui l’exercent sont capables de la légitimer aux yeux de l’intérêt général. Sur le plan symbolique, les candidats à la professionnalisation vont devoir démontrer que leur activité se rapproche d’une science. Car la science est garante, aux yeux de notre société, de la neutralité éthique, de l’indépendance par rapport au pouvoir, et de l’indépendance des conditions d’exercice par rapport aux contingences. Sur le plan pratique, une profession doit montrer que ses compétences répondent à des besoins. La profession naissante doit montrer sa légitimité. Cette étape étant franchie, la profession sera au comble de sa légitimité si elle constitue en elle-même un moyen de justification de certaines pratiques. Pour connaître la portée pratique et symbolique d’une profession, il faut analyser les trois éléments que comporte cette notion : un savoir expert, des professionnels comme interprètes de ce savoir, et un code régissant les conditions d’usage de l’expertise.
Nous pouvons alors nous demander si les sociologues forment un groupe professionnel cohérent, et si oui, de quelle manière : par quelles pratiques communes les sociologues se reconnaissent-ils? : les cours dispensés, les lectures, les recherches…? Comment ce groupe se structure-t-il? Existe-t-il des instances, des lieux de légitimation qui régulent la trajectoire professionnelle des sociologues? Afin de répondre à ces questions, nous nous baserons sur les pratiques des sociologues (et non sur les représentations même si elles apparaissent au travers de celles-ci), sans avoir défini aucun cadre conceptuel à priori. L’enjeu est donc de comprendre comment on se construit en tant que sociologue et ce qui caractérise la profession à partir de critères objectifs tels que nous les avons recueillis dans les discours : des lieux, des durées, des dates, des pratiques concrètes, des réseaux relationnels, des objets d’étude etc…. On cherche donc à identifier une “ communauté ” à travers ses pratiques. Malgré la diversité constatée, nous tenterons de reconstituer une logique interne et de délimiter ainsi un univers commun.
Cet enjeu s’insère dans un contexte où les sociologues sont amenés à sortir de l’université ou du laboratoire. En effet, ils répondent de plus en plus aux demandes émanant du secteur privé: en tant que consultants, directeurs des ressources humaines, ou en tant que spécialistes d’une question spécifique. Ils peuvent aussi répondre à des appels d’offre dans les domaines de la santé, de l’urbain, du travail etc….. Ceci signifie qu’ils doivent de plus en plus travailler dans l’urgence. Comme le souligne une étude de l’IRESCO[3], sur le développement historique de la sociologie, ceci entraîne une modification des champs de recherches des universitaires et des chercheurs institutionnels. Cela pourrait mettre en péril la fonction critique du sociologue et donc son caractère scientifique. Face à cette remise en question, les sociologues tentent de définir des fondements déontologiques qui permettraient alors une identification plus claire de la discipline et par conséquent de la profession.
Comme le préconise Frederik Mispelblom face à cette diversité des points de vue et des interprétations, nous tenterons de dégager une définition de la profession de sociologue à partir de ses pratiques. Ainsi, “ définir les sciences sociales comme des “ pratiques ” sociales, c’est d’emblée déplacer le vrai-faux problème dit des rapports entre “ théorie et pratique ” ” [4], En effet, pourquoi les sciences sociales ne se prêteraient-elles pas à l’analyse sociologique alors que les études de Michel Callon[5] et Bernard Latour[6] nous ont montré leur pertinence concernant ce que l’on appelle les sciences dures? Ces derniers nous ont en effet montré l’aspect contingent de la production scientifique. Contrairement à l’image idéalisée du chercheur qui choisirait un objet d’étude en fonction de son seul intérêt scientifique le chercheur n’est-il pas aussi pris dans un jeu de contraintes économiques, techniques et relationnelles?
En interrogeant les sociologues sur leur trajectoire professionnelle, nous pouvons mettre en valeur comment celle-ci se construit et quelles sont les stratégies qu’ils mettent en œuvre tout au long de ce processus. Peut-on faire ressortir de ces itinéraires des passages obligés, des interlocuteurs privilégiés ou des institutions fédératrices de l’ensemble de la profession de sociologue? Quels liens existe-t-il entre la constitution de l’objet d’étude et les réseaux relationnels du sociologue? On peut constater des ruptures dans la carrière professionnelle des sociologues au niveau du statut de la personne, de son sujet de recherche, de son lieu d’exercice etc… Si on met en parallèle ces séquences et l’évolution du réseau relationnel du sociologue, on peut montrer quels interlocuteurs ou quelles institutions sont décisifs pour ces ruptures. Alors que les différents itinéraires paraissent très disparates et sans point commun, on peut souligner grâce à cette méthode que les sociologues disposent des mêmes ressources et des mêmes moyens pour évoluer dans l’espace de leur profession. Leur profil spécifique dépendra surtout de la façon dont ils instrumentalisent ces différentes ressources, c’est-à-dire comment ils les rendent signifiantes dans leur trajectoire propre. Prenons l’exemple de la publication; pour publier, un sociologue doit être reconnu par ses pairs, or un chercheur est d’autant plus reconnu et légitimé qu’il a publié. L’accès au réseau est donc aussi lié à des règles implicites qui structurent et hiérarchisent la profession. Par exemple, Robert K. Merton[7] explique le système de récompenses et de reconnaissance par les pairs dans le milieu scientifique à travers ce qu’il appelle « l’effet St Mathieu », c’est à dire que plus un savant est reconnu, plus les conditions matérielles pour la poursuite de son œuvre seront facilitées. Le cumul des avantages est un principe qui régit de nombreux systèmes sociaux basés sur la stratification. Le résultat est toujours le même, “ les riches s’enrichissent dans des proportions qui entraînent une relative paupérisation des pauvres ”. Le sociologue évolue donc dans un système dans lequel il possède ou crée des marges de liberté d’action ( par exemple grâce aux réseaux relationnels), mais ce faisant, il se crée par là même des contraintes. Ses choix sont aussi limités par la structure interne du système. Dans ces conditions, les stratégies de chaque sociologue peuvent être multiples et variables.
Nous avons donc tenté d’organiser l’information en retenant deux variables qui nous paraissaient structurer chacun des itinéraires professionnels : le rapport du sociologue à l’objet et la densité du réseau relationnel. D’une part, le sociologue est plus ou moins fidèle à un objet et d’autre part, il développe un réseau relationnel plus ou moins important. Ces deux variables peuvent s’illustrer par deux axes et nous obtenons donc quatre situations distinctes. Ces situations correspondent à des idéaltypes, c’est-à-dire des “ profils forts ” de sociologues : des “ philosophies de carrière ”. Cette modélisation de la profession de sociologue permet de schématiser des profils professionnels très divers. A travers la diversité il s’agit de faire ressortir des points communs. C’est ce que Lucien Karpik[8] à tenté de faire en créant des figures types des avocats, ceci sur une période de sept siècles. Il “ entend monter que la diversité des pratiques professionnelles, la multiplicité des modes d’organisation, la variété des formes d’action, la pluralité des types d’avocats, ne font jamais qu’exprimer trois cohérences globales et qu’en somme cette longue histoire est dominée par trois figures de la profession animées respectivement par la logique de l’Etat, la logique du public et la logique du marché. ” C’est cette même démarche que nous voulons adopter pour la profession de sociologue en faisant ressortir quatre idéaltypes. Cependant, notre étude ne prend pas en compte la variable historique.
Nos idéaltypes peuvent être illustrés comme suit:
L’ »investisseur » est le sociologue qui n’est pas spécialement attaché à un objet et qui privilégie des sujets porteurs en termes de réseaux et de débouchés.
L’ »expert » est une personne qui s’est spécialisée dans un objet et qui bénéficie d’un réseau dense.
Le « moine » est une figure qui reste trés attachée à son objet sans avoir un réseau très développé.
Le « nomade », enfin, est une personne qui n’a pas d’objet précis et qui a un faible réseau.
Cette méthode des idéaltypes est une construction de la réalité telle que l’a élaborée Max Weber “ On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie. ” [9].
Cela signifie que le sociologue « investisseur », « expert », « moine » ou « nomade » n’existe pas en tant que tel. Il n’est qu’un modèle construit à partir des variables retenues comme pertinentes qu’est le rapport à l’objet et la densité du réseau. C’est un moyen de rendre intelligible et de clarifier la diversité des données empiriques que nous avons recueillies et non une fin en soi. Il est clair qu’aucun des sociologues que nous avons rencontrés ne peut se retrouver dans l’une ou dans l’autre des constructions idéal typiques. Il ne s’agit que d’essence, de pure classification.
“ L’idéaltype est un tableau de pensée, il n’est pas la réalité historique ni surtout la réalité “ authentique ”, il sert encore moins de schéma dans lequel on pourrait ordonner la réalité à titre d’exemplaire. Il n’a d’autre signification que d’un concept limite purement idéal, auquel on mesure la réalité pour clarifier le contenu empirique de certains de ses éléments importants, et avec lequel on la compare. ”[10]
Les quatre idéaltypes auxquels nous aboutissons ainsi ne sont qu’une abstraction conceptuelle formée à partir des caractéristiques rencontrées dans la réalité diversifiée des sociologues. C’est un moyen d’ordonner cette réalité afin d’obtenir des concepts de base opératoires nous permettant de construire des hypothèses de réflexion par la suite. Ces idéaltypes ne constituent donc pas des hypothèses en eux-mêmes. En effet, cet “ état des choses ”, ces “ philosophies de carrière ” purement et abstraitement statiques nous donnent une base de travail à laquelle nous pouvons confronter la réalité des trajectoires des sociologues et la comparer.
Cela signifie que nous nous intéresserons aussi aux processus qui caractérisent une trajectoire professionnelle, en montrant la mobilité à l’intérieur de cet espace déterminé par les quatre pôles. Par exemple, une personne très attachée à la sociologie du travail et disposant d’un faible réseau en début de carrière peut agrandir, par la suite, ce réseau et fonder une école spécifique sur son thème de prédilection dont la notoriété se développera grâce à ce réseau.
I- METHODOLOGIE
* Constitution du corpus d’entretiens
Nous avons effectué 54 entretiens d’une durée d’une heure et demie à deux heures à partir d’un guide d’entretien semi directif demandant aux interviewés de raconter leur carrière.
* Délimitation du terrain :
Nous avons choisi de travailler sur des sociologues chercheurs en instituts publics exerçant dans l’enseignement ou dans la recherche. Notre but était en effet de comprendre les processus de légitimation des sociologues par les sociologues et non par d’autres corps de métier. C’est pourquoi les personnes qui mettent en œuvre les savoirs et techniques sociologiques uniquement dans le secteur privé ne sont pas représentées dans cette étude.
Nous avons tenté d’établir un échantillon de sociologues en faisant intervenir des variables d’âge, de sexe, de localisation géographique, d’obtention de la thèse. L’échantillon que nous avons choisi a été raisonné en termes de diversité et non en termes de représentativité.
La distinction par classes d’âge a été établie en fonction de l’analyse historique d’Odile Chenal et Danièle Geritsen[11]. Elles définissent en effet quatre périodes qui correspondent à quatre manières d’exercer la sociologie. Les personnes entrées sur le marché du travail entre 1950 et 1958 ont eu “ un parcours de pionniers ”, dans le sens où c’était le début de l’institutionnalisation des sciences sociales. Entre 1962 et 1969, ce sont les premiers diplômés en sociologie qui se dirigent essentiellement vers des postes de chercheurs ou d’universitaires et également vers des postes de marketing et ceci sur un fond de militantisme. La génération des personnes qui commencent à travailler entre 1970 et 1975, est confrontée au début de la crise. Après 1968, les sociologues héritent de l’image négative de « gauchistes » et de « subversifs » et sont perçus comme incompétents dans le secteur privé. Enfin, les sociologues entrant sur le marché du travail entre 1975 et 1979 (période qui, nous semble-t-il, peut être étendue jusqu’à nos jours) s’apparentent à des thérapeutes car ils doivent répondre aux problèmes organisationnels des entreprises ou des industries et aux différents problèmes rencontrés par la société.
La prise de contact avec les sociologues nous a montré que ceux-ci ont des emplois du temps très chargés et diversifiés. La distinction entre provinciaux et parisiens n’est pas toujours facile à établir car certaines personnes partagent leur temps entre les deux endroits (“ les sociologues TGV ”). Il est fréquent que les sociologues provinciaux se déplacent régulièrement à Paris, ce qui est beaucoup moins vrai dans l’autre sens. Ces déplacements sont plus ou moins nombreux selon les personnes et il a donc fallu en interroger quelques unes sur place.
De même, la thèse ne s’est pas avérée systématiquement significative comme un des critères de définition de la profession. Parmi les personnes contactées, nous avons découvert que certaines d’entre elles exercent cette profession sans pour autant détenir ce titre. C’est donc un a priori qui a été remis en cause par l’investigation.
Les variables d’âge ont été réparties selon trois modalités qui embrassaient toute la carrière des sociologues. Nous avons interrogé 54 sociologues: 12 de moins de 40 ans, 24 entre 40 et 50 ans et 18 de plus de 50 ans, dont 19 femmes et 35 hommes.
En termes de répartition géographique, 41 sociologues exercent dans la région parisienne et 13 en province.
Parmi les personnes que nous avons sélectionné, 13 d’entre elles sont chercheurs et 41 sont enseignants-chercheurs.
SOCIOLOGUES
|
||||||||||
SEXE | Lieu d’activité | Age | Statut | |||||||
Féminin | Masculin | Paris | Province | < quarante | entre quarante et cinquante | entre cinquante et soixante | > soixante | Enseignant-chercheur | Chercheur | |
Sous total | 19 | 35 | 41 | 13 | 40 | 14 | ||||
TOTAL | 54 | 54 | 54 | 54 |
Dans une première partie, nous présenterons en détail les différents idéaltypes que nous avons définis. Dans une deuxième partie, nous montrerons, en confrontant les idéaltypes à la réalité, que les profils des sociologues sont nuancés. Les carrières des sociologues ne sont pas statiques comme le sont les idéaltypes. Elles évoluent selon certains critères que nous définirons en montrant l’existence d’une certaine mobilité à l’intérieur de ces quatre grands pôles. Nous verrons en effet dans cette partie que les instances sollicitées en vue de cette mobilité relèvent du marché et de l’institutionnel. Dans cette même partie, nous nous intéresserons au personnage central que peut constituer le mandarin dans l’orientation de ces carrières.
Comme nous l’avons montré en introduction, nous avons isolé quatre idéaltypes qui semblent définir l’espace de la profession des sociologues. Nous exposerons tout d’abord la figure de l’investisseur, puis celle de l’ »expert » suivie de celle du « moine » et du « nomade ».
II- LES IDEALTYPES
II.1- L’investisseur
Cet idéaltype, tel que nous l’avons construit, correspond à un acteur ayant opté pour une stratégie carriériste, axée sur la multiplication des réseaux au détriment d’une fidélité à un objet de recherche spécifique.
II.1.1- Diversification des objets
Ce sociologue se caractérise par la pratique d’une sociologie « transversale », qui lui permet de traiter différents domaines de recherche, de s’ouvrir aux différentes opportunités et de tisser son réseau de la manière la plus étendue qu’il soit.
Sa sociologie, telle qu’il la conçoit, revêt l’aspect d’une méthode spécifique de recherche et d’analyse qui peut alors s’appliquer à un grand nombre d’objets, investir d’autres domaines et même s’exporter vers d’autres champs disciplinaires.
Il s’est forgé une renommée de spécialiste pour cette méthode et se place ainsi dans une situation pour laquelle il devient incontournable en tant que référence ou intervenant pour tout travail sociologique qui se réclame de sa méthodologie.
II.1.2- Réseaux, une stratégie d’accumulation ostentatoire
* Une accumulation des fonctions
Cette stratégie peut s’entendre comme une attitude d’appropriation des fonctions au sein de différentes institutions. Elle s’acompagne également d’une mobilité verticale au sein de ces institutions. Il y occupe en effet des positions hiérarchiques élevées.
« Donc j’ai fini par être directeur de recherche au CNRS sur le terme; je suis aussi depuis un an, directeur de ce laboratoire de sociologie urbaine. Cela veut dire que j’y consacre du temps en fait. Par ailleurs je fais de l’enseignement depuis plusieurs années. Je suis chargé de conférence à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales ou j’y fais un séminaire. Et j’ai des étudiants qui travaillent avec moi. J’ai des thésards ce qui me prend aussi pas mal de temps en plus de mes fonctions de directeur de laboratoire. D’autre part je suis secrétaire général d’une société savante et moi je contribue à la vie de cette société savante. Et enfin j’ai une tâche un peu plus vraie qui est une auto-création avec X on a créé un groupe qui s’appelle « Lire les sciences sociales ».
Cette stratégie s’inscrit dans une attitude de compromis. Ainsi cette diversification des fonctions empiète sur son activité de recherche.
« Quand on atteint un certain âge, on a des reponsabilités institutionnelles. Alors évidemment, tout ça est difficile à concilier; je mets une pédale plus douce sur mes activités de recherche. »
Cette accumulation de fonctions prend trois directions principales : les laboratoires de recherches, l’université et les associations.
Il est en effet à la tête d’un laboratoire de recherche.
Il cumule aussi les tâches administratives au sein de l’université.
Enfin, il se caractérise par un investissement associatif riche. Il crée ainsi des associations ou bien occupe des positions hiérarchiques élevées au sein de ces associations.
Cette stratégie d’accumulation des fonctions et des statuts lui permet ainsi d’étendre son réseau en créant des ponts de communication entre différentes institutions.
* Une activité de consultant ou de formateur
Il exporte ainsi sa sociologie hors des sphères de la recherche scientifique.
« J’ai ma carrière à côté de consultant intervenant. J’ai été éducateur de rue à un moment donné; Je suis devenu superviseur d’équipe, j’ai fait des évaluations d’équipes et j’ai donné des cours dans des écoles de travailleurs sociaux. »
« J’ai toujours une activité de formateur; ça m’intéresse financièrement et puis je pense que les sociologues comme moi, ont un rôle à jouer dans le milieu du management. »
Il est ainsi partisan d’une sociologie qui se veut “interventionniste” ou “appliquée” qui lui permet d’étendre son influence dans d’autres domaines extérieurs à la recherche sociologique.
* Un investissement dans l’international
Ce sociologue est très attaché à la dimension internationale de ses relations. Il consacre en effet beaucoup de temps à des rencontres internationales entre sociologues et chercheurs en sciences humaines notamment dans le cadre de colloques, conférences, cours (programmes internationaux) :
« Dans notre groupe de sociologie, je suis amené à voyager (quatre à cinq voyages par an), en Europe ( Grèce, Suisse, Espagne, Belgique, Italie ) et une ou deux fois par an au Québec. J’ai fait aussi un colloque à Montevideo en Uruguay et un séminaire à Moscou ».
« Dans le cadre du labo, on a un certain nombre de programmes internationaux pour les échanges avec le Québec, l’Italie, le Brésil. Depuis que je suis à Paris VI, j’ai pas mal développé ces collaborations entre chercheurs et universitaires. »
Cette construction d’un réseau international fait de ce sociologue un “globe-trotter”.
« Avec la Russie, par le Ministère des Affaires Etrangères et une fondation privée, un institut universitaire français a été crée à Moscou d’abord, puis à Saint-Pétersbourg, c’est managé par X.J’y suis allé deux ans. »
Ce sociologue se comporte en « rassembleur » au delà des frontières. Il cherche en effet à regrouper des sociologues de différentes provenances géographiques dans le cadre de recherches ou de colloques.
Cette attitude est particulièrement saillante en ce qui concerne la sociologie francophone. Ainsi le sociologue s’investit dans des réunions au Canada ou en Afrique francophone, en créant des laboratoires et des associations :
« C’est une association qui a été créée par X, elle regroupe des sociologues de langue française et ça s’est pas mal développé pendant les mandats… On a eu X de Sciences Po, un professeur de Caroline du Nord… Et depuis dix ans, nous avons développé des contacts avec des francophones d’autres pays, dans les pays de l’Est, la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie et les pays arabes… Là, on fait un colloque à Tunis et à l’Institut du Monde Arabe (…) l’association Z, c’est une association indépendante de courants politiques »
Cette attitude optimisante face à l’international montre un fort investissement dans des rencontres diverses. En effet, ce sociologue est en constante recherche de connections avec de nouveaux réseaux.
* Un partenariat interdisciplinaire
Cette ouverture à d’autres disciplines se note au niveau de son parcours universitaire (plusieurs cursus en même temps) mais surtout au niveau de la relation qu’il entretient avec les chercheurs d’autres domaines tels que des psychologues, des médecins….
Ce sociologue s’investit dans une sociologie interdisciplinaire (dans le cadre d’un contrat, d’une recherche ou d’un colloque) qui lui permet de tisser un réseau au-delà des frontières établies des différentes disciplines.
* Une stratégie de publication ostentatoire.
« J’ai toujours publié en co-rédaction. Pour moi, il n’ y a rien de tel que le travail à plusieurs ; et puis un article que j’ai pensé je suis capable de le dicter mais de l’écrire (…) Si je co-signe surtout des articles, c’est parce qu’après une conférence je demande à quelqu’un si ça l’intéresse qu’on retravaille ensemble un papier que j’ai pondu rapidement ».
Cette optique de travail collectif s’inscrit dans une double stratégie de gain de temps et de publication ostentatoire. Cette double stratégie obéit à une perspective sous-jacente de construction rapide et efficace de visibilité et de reconnaissance dans le monde de la sociologie. En effet la visibilité et la reconnaissance au sein du champ social de la recherche s’acquièrent par la publication.
Pour l’analyse de cette stratégie nous pourrions définir un rapport qui illustre la rationalité mis en œuvre par ce sociologue : I/T
(Impact de la publication dans le champ social de la recherche /
Temps de travail).
Cette stratégie de publication ostentatoire peut prendre deux directions. Cette alternative se retrouvant dans le rapport mathématique I/T.
Soit il choisit d’augmenter l’impact de ses publications. Dans ce cas il s’associera avec de grands noms de la sociologie pour rédiger et publier un ouvrage en collaboration.
Soit, il s’attache à diminuer le temps de travail requis; il se donne alors l’opportunité de sortir de nombreuses publications et ainsi d’acquérir de la visibilité dans le champ social de la recherche.
Ce sociologue participe à des travaux rédactionnels collectifs. Cette tactique lui offre une opportunité de publication en un temps très court, car le temps de travail est divisé entre les différents participants.
Vos thèses ont-elles donné lieu à des publications ?
Oui sauf la première, j’ai publié un livre sur les jeunes de la rue. Puis j’ai publié pas mal d’articles dans les bouquins collectifs. »
La publication des colloques est également une tactique qui s’insère dans la double stratégie sus-mentionnée. Elle permet un gain de temps considérable et une publication pluridisciplinaire qui va donc pénétrer les différents milieux de recherches.
« Après il reste les ouvrages collectifs avec l’association Z, où je suis depuis 88 en tant que membre du bureau. Nous avons fait un congrès à Lyon, on a publié les travaux d’un symposium sur la réinvention démocratique dans les pays du Sud et les pays de l’Est, comme la Roumanie ou la Bulgarie. Il y a aussi une table ronde sur les sociétés pluriculturelles ».
Il semble également plus axé sur la publication d’articles que celle d’ouvrages. Là encore l’article offre un meilleur rapport « Impact/Temps de travail » que l’ouvrage.
Vous utilisez souvent le terme de « papier », est ce que ça veut dire que vous avez essentiellement publié des articles ?
« Oui tout à fait. Je préfère. Et les quelques ouvrages que j’ai écrit ne sont que des articles mis bout à bout ».
Après avoir décrit cette figure idéal typique de l’investisseur, nous nous intéresserons plus particulièrement au deuxième type de sociologue que nous avons isolé: l’expert.
II.2- L’expert
II.2.1- Définition :
Cette figure idéal typique se définit dans la zone du graphique comprise entre les pôles relatifs à “ la taille du réseau ” et à la “ fidélité à l’objet ”. La figure de l’ »expert » n’est pas un point d’équilibre entre les deux dimensions qui le caractérisent, mais davantage un personnage synthétique des éléments que l’on retrouve dans la variété des sociologues rassemblés sous cet intitulé. Le portrait synthétique qui va se dessiner ne prend ainsi pas en compte les différentes trajectoires des experts. Il conviendra toutefois de souligner, pour parfaire cette présentation, que les « experts » peuvent avoir utilisé une des deux principales trajectoires de carrière dont les mécanismes seront décrits.
Les deux dimensions caractéristiques de la figure de l’ »expert » sont la “ fidélité ” à son objet et son insertion au moins dans un des réseaux de son champ de recherche.
* Une fidélité entre l’obsession et l’attachement.
Souvent dès sa thèse, l’ »expert » va mener un travail d’information et de recherches régulières sur son thème. La fidélité qu’il lui témoigne l’entraîne dans un mécanisme de connaissance cumulative, il multiplie les lectures qui peuvent se référer à son thème et participe d’une sorte de quête d’informations, comme à l’affût des données qui pourraient encore enrichir ses connaissances. L’ »expert » concrétise également sa fidélité à l’objet en l’étudiant sous différentes approches, peut-être inspirées de ses lectures.
Les deux dimensions de sa connaissance ne sont pourtant pas enfermantes. L’ »expert » ne consacre pas l’intégralité de son temps à son objet, mais lui voue une fidélité à l’épreuve du temps et des modes, une sorte d’attachement ou d’obsession desquels nul ne saurait le détourner très longtemps. Il peut ainsi accepter de participer à des recherches qui ne concernent pas directement son thème privilégiée, mais dans ce cas, son investissement ne dure souvent pas plus de quelques années.
La résultante de cette fidélité à son thème, contribue à faire de l’ »expert » un personnage incontournable. Notable de son sujet, l’expert est ainsi la figure qui rassemble et synthétise toutes les informations le concernant. Il est la personne à consulter ou à laquelle il faut se référer obligatoirement si l’on entreprend tout travail de recherche sur son thème, même s’il n’est pas le seul à travailler sur ce sujet. La fidélité à son objet, accompagnée de son insertion dans les réseaux de son champ de recherche, l’établissent en figure incontournable.
* Une solide assise réticulaire .
Le réseau dans lequel l’ »expert » est intégré dès ses études doctorales possède quelques caractéristiques qu’il faut souligner. Il s’agit bien souvent du laboratoire de recherche d’un personnage clef de la sociologie que le doctorant a rencontré durant sa formation à Science-Po Paris, à l’ENS ou l’EHESS. Le personnage clef est alors enseignant ou en relation avec ces instituts de formation supérieure.
Le réseau dans lequel l’ »expert » s’est inséré était déjà dense et constituait un ensemble de relations avec d’autres personnages de la sociologie ou d’autres figures phares du champ de recherche dans lequel il s’engageait. Cette espèce de “ capital réticulaire de départ ” va sans cesse se développer au fur et à mesure qu’il étudiera les différentes approches de son sujet et rencontrera de nouvelles personnes, mais aussi au fur et à mesure que les membres constitutifs du réseau de départ élargissent eux aussi leurs réseaux.
Toutefois, ces éléments réticulaires et la fidélité qu’on peut vouer à son objet ne sont pas suffisants pour faire de n’importe quel thésard qui se lance dans des recherches un futur expert. Pour cette raison on peut présenter ces deux dimensions comme des conditions nécessaires mais non suffisantes pour qualifier notre personnage. Les caractéristiques idéal typiques que l’on doit associer à l’ »expert », en plus des deux dimensions que nous venons de présenter, sont non seulement sa capacité à légitimer sa position, mais aussi à l’assurer au cœur d’un champ sociologique.
II.2.2- Les deux comportements caractéristiques de l’ »expert »
* Une position légitimée par son réseau et/ou son objet.
La légitimité de sa position peut lui être assurée par son objet s’il veille à acquérir une certaine notoriété en commençant par publier totalement ou en partie son travail de thèse (publication qui peut lui être facilitée par le réseau dans lequel il est entré comme doctorant). Les autres chercheurs ou enseignants le reconnaissent alors comme l’expert (ou en passe de l’être) d’un thème particulier. A ce titre on peut, par exemple, l’admettre au sein d’une équipe d’enseignants qui constitue un pôle de recherche dans le même domaine que le sien. L’ »expert », porté par son sujet, est alors tout de suite intégré dans une institution et bénéficie de sa notoriété. D’autres fois, sa notoriété se crée via les interventions qu’il va commencer à faire dans les colloques relatifs à son sujet.
» Après ma thèse j’ai commencé à publier régulièrement, j’ai fait des articles et j’ai publié ma thèse. (…) A partir de là, il y a des sollicitations qui arrivent, des collègues ont entendu parler de vous et vous êtes invité à participer à des colloques.(…) Le fait de parler dans des colloques ça fait boule de neige et vous êtes reconnu comme l’expert d’un domaine. ”
La légitimité de l’expert peut également lui être assurée par les réseaux auxquels il appartient. Ces réseaux peuvent être préexistants ; il s’agit alors souvent des réseaux au sein desquels le directeur de recherche du thésard évoluait. La réussite à sa thèse et l’appui de son directeur de recherche vont consacrer le nouveau chercheur comme un élément supplémentaire dans ce système réticulaire déjà dense. Les interconnaissances vont lui servir de support pour la propagation de sa renommée naissante, mais le mécanisme ne s’enraye pas par la suite, si l’ »expert » y prend garde. Durant sa carrière, il peut sans cesse asseoir sa renommée par l’utilisation de ses ressources réticulaires, en tant que membre, la notoriété des réseaux auxquels il appartient rejaillit alors sur lui.
“ J’ai proposé un département sur mesure et le directeur de cette école m’a fait confiance ; il faut dire aussi qu’il voyait que j’étais à la hauteur.(…) Tout le monde connaît tout le monde.”
* Les garanties d’une inscription dans la durée.
La seconde caractéristique idéal typique de l’ »expert » est la résultante d’une stratégie d’établissement dans un champ de la sociologie. Sa position possède une assise solide et stable par la multiplicité de ses investissements et le met ainsi à l’abri d’une marginalisation avec le temps ou un épuisement éventuel de son sujet.
La diversification des engagements de « l’expert » va ainsi contribuer à son inscription au sein d’un champ sociologique. L’ »expert » ne se contente pas de sa position légitimée par ses confrères, il met en œuvre des stratégies d’inscription dans la durée en s’investissant par exemple dans des tâches administratives. Il peut aussi accepter de faire partie de certains jurys ou s’engager dans l’enseignement alors qu’il continue à faire de la recherche dans un laboratoire.
« J’ai des cours à l’université en DEUG licence et maîtrise. Je fais partie de commissions pédagogiques et je suis membre du conseil de l’UFR. Cette année je participe aussi à un DEA qui se fait à l’école X et ce qui est nouveau encore c’est que je fais maintenant partie de deux commissions à l’université. Sinon je continue mes activités dans les deux laboratoires et je prépare un livre pour le courant de l’année. ”
Une autre forme d’investissement pour garantir sa position d’ expert est sa multiplication de contributions à des laboratoires de recherche. Il est alors membre de plusieurs équipes de recherches qui lui permettent de garder une certaine autonomie sans toutefois devenir marginal. Le désir très marqué de ne pas devenir marginal ou de ne pas se retrouver aux limites de son champ sociologique est caractéristique de cette figure idéal typique. Il n’hésite pas ainsi, s’il se sent menacé de marginalisation, à renverser la tendance dans laquelle il s’était inscrit depuis parfois de nombreuses années.
« On a toujours travaillé de façon très centrée sur le même thème (…) Finalement on a vu qu’on vieillissait ensemble, plus tard je suis partie rejoindre un autre labo. (…) Je ne travaille plus aussi directement centrée sur le travail que dans l’autre labo mais davantage sur les pratiques sociales. »
La multiplication des engagements de l’expert se traduit aussi dans ses lectures. Il établit un programme de lecture qui lui permet de rester informé des nouvelles recherches mais aussi de lire toutes les publications qui paraissent sur le sujet de sa spécialisation, certains arrivent même à lire en temps réel grâce aux outils informatiques. Les lectures servent en fait deux de leurs ambitions : elles leur permettent d’une part de conserver leur position car ils deviennent les personnes les plus informées sur le sujet et elles leur permettent d’autre part une ouverture nécessaire à parer une marginalisation s’ils ne lisaient plus que les publications sur leur sujet.
II.2.3- Deux trajectoires possibles pour un même personnage
La figure de « l’expert » possède ainsi, en tant que chercheur fidèle à un objet et intégré dans les réseaux denses de son champ de recherche, deux particularités qui lui donnent une position légitime et durable. Toutefois, les sociologues au statut d’ »expert » n’ont pas tous suivi les mêmes trajectoires ; il apparaît d’ailleurs que deux types d’itinéraires se profilent. Le premier est un itinéraire créatif, c’est celui du « pionnier », le second s’inscrit d’avantage dans la succession et illustre un « continuateur ».
II.2.4- A la frontière de nouvelles dimensions sociologiques, le « pionnier »
L’ »expert » qualifié de « pionnier » est le sociologue qui tout au long des années, a modelé son univers pour y faire se contenir son approche novatrice de l’objet.
Sa thèse est le premier travail de recherche dans ce domaine et en la publiant, il pose la première borne tout en revendiquant le territoire. La fidélité qu’il voue à son objet se traduit en percée toujours plus avant dans ce nouveau domaine. Ses avancées théoriques et souvent aussi épistémologiques ne le font pourtant pas délaisser les relations réticulaires qu’il a nouées lors de sa thèse, même s’il choisit de s’éloigner du personnage clef du réseau qu’il avait intégré.
Les stratégies que le sociologue met alors en place sont soit construites sur une opposition avec son ancien directeur de thèse, soit élaborées dans l’objet d’un contournement. La dimension créatrice du personnage apparaît alors, il construit seul, ou avec quelques sociologues ralliés à son projet, les conditions de réussite de ses ambitions. Le « pionnier » ambitionne alors de légitimer la pertinence de son approche et utilise, comme nous l’avons vu, soit son sujet, soit son réseau qu’il a alors lui même construit.
« Le directeur du labo avait mal supporté qu’on discute collectivement. On a décidé de partir pour fonder un nouveau laboratoire. (…) On s’est fait reconnaître au CNRS assez rapidement et à cette époque là on était très productifs. (…) On a eu des recherches sur contrat, puis on a eu des charges d’enseignement en maîtrise et en DEA. »
Le « pionnier » élargit alors les bases de sa notoriété et va progressivement s’ériger en notable de son sujet, on le retrouve alors au sein de la figure idéaltype de l’ »expert ».
La seconde stratégie qu’il peut mettre en place, la stratégie de contournement du personnage qui l’avait intégré dans son réseau, évite au « pionnier » le risque d’une marginalisation. Il peut par exemple élargir au plan international les recherches de son directeur de thèse.
« Quand j’étais au Québec, les recherches que je faisais étaient la transposition des recherches de mon directeur de recherche en France. »
Il est ainsi protégé de la marginalisation en gardant la possibilité de revenir, dans l’éventualité d’un échec, sous l’égide de son directeur de thèse. Si la stratégie réussit, le « pionnier » s’appuie alors sur la notoriété et les réseaux de son directeur de recherche pour mener plus avant ses investigations. Il est alors engagé dans une logique de légitimation de son domaine et assure son inscription dans le champ sociologique. En cas d’échec, le « pionnier » peut alors s’inscrire dans une stratégie de continuité.
* Sous l’égide de son maître à penser, le « continuateur ».
Il serait une erreur de croire que les « continuateurs » sont des « pionniers malchanceux », si tel peut être le cas pour certains, d’autres choisissent délibérément cette stratégie. Alors que le « pionnier » deviendra « expert » par la voie de la création, le « continuateur » est l’héritier de son directeur de recherche ou du personnage central d’un des réseaux auxquels il appartient. Les comportements qu’il adopte sont centrés sur l’élargissement, à d’autres sujets, des approches de son directeur de recherche. Il va par exemple participer au laboratoire de recherche de celui-ci, et, par opposition au « pionnier », supporter les contraintes qui sont imposées.
« Il a fallu admettre le bien fondé des choix théoriques et méthodologiques de l’équipe qui m’employait. Je l’ai supporté en taisant plus ou moins les désaccords que j’avais. »
Le « continuateur » est un négociateur, il sait arranger les compromis pour continuer à travailler sur son sujet tout en restant intégré aux réseaux qu’il a pénétrés. Il participe par exemple aux travaux d’un laboratoire, à une équipe d’enseignants et continue de produire des publications sur son thème. Son intégration dans le monde sociologique va lui permettre d’être présent lorsqu’on cherchera un successeur pour un poste de directeur de laboratoire ou d’enseignant. Le « continuateur » est ainsi progressivement amené à occuper la place d’ »expert », avec une présence légitimée par son réseau, professionnel ou personnel, et son objet qui s’inscrit dans le prolongement des recherches d’un personnage central d’un champ sociologique, tout en le complétant, car le « continuateur » est toujours resté fidèle à son objet.
Conclusion
Les deux trajectoires qui mènent à la position d’ »expert » illustrent deux dimensions possibles d’un même personnage, mais lorsqu’il occupe sa position de notable de son sujet, les stratégies de « pionnier » ou de « continuateur » qui ont été mises en place ne semblent plus intervenir dans la définition de la figure idéal typique de l’ »expert ». Pour cette raison il convient surtout de se représenter l’ »expert » comme le personnage incontournable de son sujet, fidèle à son objet et habile gestionnaire de ses relations réticulaires pour se protéger d’une marginalisation.
Le « moine » quant à lui n’a pas un réseau aussi ouvert que l’ »expert », nous allons ici expliciter les caractéristiques de cette figure de sociologue.
II.3- Le moine
La métaphore ecclésiastique est ici empruntée pour éclairer cet idéaltype. Le « moine » correspond dans les représentations collectives à un individu qui, isolé dans sa communauté, se consacre totalement à sa foi. Cette figure symbolique se retrouve chez les sociologues de notre groupe qui paraissent obéir à une éthique similaire.
Ainsi, la philosophie du « moine » est la suivante : L’objet prime avant tout et le « moine » y reste fidèle quoiqu’il arrive. Le réseau est secondaire et soit suit l’objet, soit est détaché de ce dernier.
Afin de restituer le profil du « moine », nous commencerons par décrire son « entrée en religion », c’est-à-dire son choix d’un objet pointu, choix qui implique des engagements particuliers : le « renoncement ». Enfin, son rapport au réseau illustrera bien cette attitude d’abnégation et son absence de pragmatisme.
II.3.1- L’ »entrée en religion », foi et fidélité en l’objet.
Sûr de sa foi, le « moine » s’engage : il ne faillira point devant les épreuves et rien ne le fera dévier de son chemin. Ainsi s’oriente-t-il vers un objet pointu auquel il va rester attaché tout au long de sa carrière.
*Le rapport à l’objet
La spécificité de ce type de sociologue est en grande partie due au fait que son attention se focalise sur un objet pointu qui semble ne bénéficier encore que d’une faible assise institutionnelle, ou ne drainer que peu de réseaux.
« J’ai longtemps travaillé sur la question du médical dans le social. »
« [Mon] axe de recherche, c’est la sociologie des cultures populaires, la sociologie de la ritualité, le spectacle et le divertissement. »
Le sujet peut par ailleurs dépasser le champ purement sociologique en s’inscrivant dans d’autres disciplines.
« J’ai d’abord étudié la psychiatrie de secteur. »
Plusieurs illustrations sous-tendent le qualificatif « pointu », qui peut notamment s’appliquer à une aire géographique particulière :
« J’ai continué en faisant de la sociologie rurale bretonne. »
D’autres s’appliquent à des populations définies, ou à une discipline particulière.
« Je travaille sur la comparaison entre les juifs et les musulmans en France aujourd’hui. »
Enfin, il peut s’agir d’un objet qui s’avère très peu ou pas du tout étudié en France, mais développé et reconnu à l’étranger.
« Je lis tout sur la théorie des négociations, parce qu’il n’y a pas grand chose. […] Je me tuyaute auprès des gens, aux U.S.A. ou ailleurs, auprès des « nœuds d’information », là où il y a le centre. Il y a peu de spécialistes dans mon domaine. Je suis un des seuls en France, je suis donc connu dans mon domaine de recherche. »
* La fidélité à l’objet
Cette fidélité tient au fait que le domaine de recherche choisi en thèse est le même depuis la fin des études jusqu’à aujourd’hui. D’où la continuité qui caractérise la carrière de ce sociologue, marquée par un souci de constance et de cohérence dans le choix des sujets.
« Ma thèse portait sur le sport ouvrier […], mais ça portait plus sur la culture populaire que sur le sport […]. En ce qui concerne la recherche actuellement, mes spécialités sont la culture du sport, la culture populaire, l’ethno-sociologie du sport. […] Avec un collègue sociologue et un autre historien, on travaille sur les jeux, le sport et les divertissements populaires. »
On retrouve cette même suite logique et une même continuité dans la trajectoire suivante.
« Ma thèse n’était pas particulièrement un travail sociologique, mais une thèse d’histoire dans le cadre de l’INALCO, des études juives, c’était un sujet à caractère politique : « Quelle était la politique sioniste sur la question des frontières du nouvel état juif ? »[…] Je travaille actuellement sur le renouveau identitaire et religieux des juifs en France aujourd’hui. »
Cette constance se manifeste lorsque des changements susceptibles de réorienter l’objet apparaissent au cours de la carrière (l’entrée dans un laboratoire de recherche, par exemple). Plutôt que de remettre en cause son choix initial pour se conformer aux orientations du laboratoire, le sociologue préfère adopter une position marginale et poursuivre ses recherches. Une sociologue spécialisée en sociologie du développement et en sociologie rurale a ainsi opté pour ce type d’arbitrage.
« Il y avait une distance involontaire entre la sociologie du développement, le rural, les femmes -j’ai commencé ma thèse d’Etat sur les femmes rurales bretonnes- et l’orientation du labo, c’est-à-dire les classes ouvrières et une orientation plus masculine. J’étais donc en marge du labo même si j’avais trouvé ma place dans l’enseignement. […] Le monde ouvrier m’était inconnu donc j’ai continué sur le monde rural au lieu de me reconvertir au thème commun. J’étais en continuité avec les thèmes exotiques. »
Et quand bien même le sociologue est porté à développer un autre axe de recherche parce que des opportunités se sont présentées à lui à un moment donné, ce n’est pas au détriment de l’objet de prédilection. Ce dernier garde toute son importance et définit les centres d’intérêts personnels et le savoir-faire du sociologue : ses compétences, pour ainsi dire.
« J’ai été classé 1 à l’université d’Angers. […] Il s’agissait de remettre « l’option personnelle » en question, ça portait sur les ressources humaines. J’ai eu comme ça beaucoup de contacts avec les entreprises. […] En fait, j’ai deux grandes optiques : l’une c’est l’ethno-sociologie de l’entreprise, la culture du travail et l’organisation. Mais cet axe est plus du côté des étudiants. J’ai soutenu cinq ou six maîtrises sur le contrat emploi-solidarité et l’insertion, des trucs à la mode. […] L’autre, c’est les cultures populaires, sur le changement qui fait que le populaire est devenu complexe. […] De façon plus personnelle, je m’engage actuellement dans des travaux […] sur l’image du populaire au cinéma, par exemple la boxe au ciné. […] J’ai envie de garder ma spécialité dans la sphère du cinéma, ça a toujours été une passion pour moi. C’est une expérience de longue haleine, un truc concret sur ce que je sais bien faire : le sport et le sport populaire. »
Cette spécialité semble fonder l’identité du sociologue. L’attachement à l’objet est donc bel et bien au cœur de ses pratiques, c’est ainsi qu’il adopte face à certaines situations une attitude de défense quant à sa position de spécialiste.
« Là-bas [dans une nouvelle université], j’ai dû renégocier ma position. Mon prédécesseur était un psycho-sociologue. Je me voyais mal me lancer dans la psychanalyse. J’en étais capable mais j’avais peur de me dé-spécialiser. On est très protectionniste au départ. »
Position qu’il cherche à légitimer en se montrant conforme aux pratiques dominantes du milieu universitaire, par exemple, pour ce qui est des enseignants.
« Comme j’exerce dans un milieu pluridisciplinaire, il est important que je me soumette à l’étape de l’habilitation pour présenter une synthèse et donner la preuve de la synthèse de mes recherches. Ce n’est pas au niveau de la concurrence, mais de la légitimité. Je suis dans une position marginale donc je suis obligée de surenchérir. »
C’est donc l’idée de la reconnaissance institutionnelle de sa position en vue de la reconnaissance de son objet qui est ici évoquée, et qui vient là encore illustrer la fidélité à l’objet.
II.3.2- Le « renoncement ».
Le « moine » fait preuve d’abnégation et se sacrifie totalement à son objet au détriment de sa carrière et de ses réseaux.
* Faible mobilisation des ressources issues du milieu institutionnel
Ce sociologue ne sollicite effectivement pas les moyens généralement mis en œuvre pour se faire connaître et ainsi atteindre une certaine renommée indispensable au développement de sa carrière. Il ne se sent pas à l’aise dans le dédale des organes officiels et des milieux institutionnalisés. Il fait rarement appel à ces instances, ou, lorsqu’il y parvient, il n’arrive à obtenir que des responsabilités administratives annexes et secondaires.
« On a une convention avec la fac de médecine. On enseigne en première année, on enseigne la sociologie dans un module de « connaissances générales ». J’y participe et je gère les relations avec la fac de médecine. Et c’est la même chose avec l’Institut X: c’est une école d’éducateurs. Et puis dans l’administration pénitentiaire, je participe aussi à un groupe de réflexion sur le suicide en prison. Mais c’est volontaire, c’est du bénévolat. »
L’absence de responsabilités administratives, bien réelle, peut aussi bien être volontaire qu’involontaire.
« J’essaie d’en avoir, car je comprends comment fonctionne tout le monde… je suis le seul à mon sens à pouvoir diriger le DEUG, mais les doctrinaires s’y opposent car c’est leur propriété, il y a ce rapport d’appropriation à l’espace public, en fait il y a là quelque chose qui est une tâche politique publique… J’ai aucune responsabilité car je suis boulé de tous les côtés, mais j’ai des responsabilités morales élevées : je parle avec des enseignants, j’aide les étudiants à faire leur trajet et n’hésite pas à les envoyer ailleurs, comme par exemple à l’EHESS. »
On constate donc que les institutions auxquelles ce sociologue appartient, ou qu’il sollicite, sont souvent « en marge ». Il tente bel et bien d’être légitimé, mais surtout dans son cercle ou domaine d’activité. Il ne parvient pas à accéder à des institutions plus « reconnues », n’ayant pas forcément accès au réseau approprié.
Par ailleurs, ce sociologue se caractérise par le faible nombre de publications qu’il a à son acquis. Seuls des articles très ciblés sont édités dans des revues spécialisées.
« Quand je publie, c’est par rapport à mes travaux de recherche actuels pour des choses qui m’importent. On met à jour, on révèle quelque chose, on donne à voir. Par exemple, j’ai publié un article en octobre 1993 qui est paru dans X »
L’isolement ou l’impossibilité à transmettre un savoir spécifique peuvent freiner la publication.
« J’ai pas trop publié, le problème, c’est la question de l’écriture, j’ai fait un travail énorme, mais je n’arrive pas à écrire correctement, je ne fais pas de publication car je ne suis pas satisfait de ce que j’ai écrit. »
Le « moine » reste donc dans un univers fermé, sans utiliser ces précieux outils communicationnels que constituent les publications.
Enfin, ces ascètes ne voient pas en leur directeur de thèse ou de laboratoire un mandarin qui l’aiderait à faire carrière. Ceci explique donc comment il est possible qu’une rupture entre le directeur de recherche et son thésard ait lieu. La fin des relations avec un influent directeur de thèse peut pourtant couper d’importants liens à venir, et handicaper fortement le futur sociologue en lui fermant des portes.
« Avec X, ça c’est plutôt mal terminé car il ne voulait pas transformer ma thèse en nouvelle thèse nouveau régime, mais c’était pas vraiment une brouille… à ma soutenance, il a dit qu’il se sentait comme une poule qui aurait pondu un poignard. »
* Une attitude peu mondaine vis-à-vis des réseaux.
Si le rapport du moine aux institutions est limité, ses interactions avec son milieu semblent l’être tout autant. L’attachement à l’objet conduit le sociologue à un isolement dans sa façon de travailler, puisqu’il ne cherche pas à mobiliser d’autres chercheurs sur son thème.
« Formellement je ne travaille avec personne en particulier. Informellement non plus. »
« J’ai une position un peu marginale dans cette université, je suis peu mobilisé, ce qui a ses avantages et ses inconvénients. »
« Je ne voyage plus et je rencontre peu mes collègues. »
De même, le maintien des réseaux est loin d’être une préoccupation majeure.
« J’ai dirigé un groupe de travail sur la sociologie X. […] Je n’ai pas gardé contact, car cela nécessitait un trop grand travail, et il y avait le secrétariat, je faisais tout… »
La relation étroite à l’objet implique une gestion du temps particulière, notamment pour les enseignants-chercheurs qui cherchent à privilégier la recherche.
« Il y a le travail universitaire et le travail pour soi. »
« Je ne cherche pas à perdre mon temps, les questions matérielles doivent être vite résolues. En ce qui concerne la direction des travaux d’étudiants, j’ai organisé un TD de suivi de maîtrise car j’y dis des choses valables pour tout le monde. La thèse, c’est une autre paire de manches, mais il y a une constante : je ne cours pas après les rendez-vous. Je me refuse à partir à la pêche, aller récupérer un étudiant en difficulté. »
Le sociologue se dédie donc entièrement à son objet, refusant de se disperser, de sorte que l’aspect relationnel de son activité est mis entre parenthèses. Ce n’est d’ailleurs pas un mondain : les colloques, généralement utilisés comme moyen de se faire connaître ou d’élargir son réseau, ne l’intéressent pas particulièrement, à moins d’être directement sollicité.
« Pour la recherche, je ne cours pas après les séminaires et colloques, sauf quand j’y suis expressément invité, c’est-à-dire quand j’y interviens. Je ne réponds qu’aux sollicitations directes. »
La carrière du « moine » est donc totalement sacrifiée à l’objet, et le rapport que celui-ci entretient avec le réseau illustre parfaitement cette attitude de renoncement.
II.3.3- Le missionnaire.
En privilégiant parfois les relations extérieures à sa « communauté », le « moine » se rapproche ainsi de la figure du missionnaire partant prêcher dans de lointaines contrées.
Le « moine » n’est pas complètement coupé du monde mais ses échanges avec des collègues sont plus de l’ordre du ponctuel et de l’informel.
Je travaille et j’échange de temps en temps avec les membres du labo sur les questions de la laïcité, mais pas forcément avec tous. Ce sont plutôt des discussions à table à la cantine. »
La condition d’une collaboration plus étroite avec une autre personne est là encore déterminée par l’objet, puisqu’elle tient à la proximité des thèmes et des conceptions.
« Avec X, je travaille pour la préparation du prochain colloque. J’échange avec elle depuis 90 pour des raisons d’affinités des thèmes de recherche, d’optique. »
Le « moine » possède donc des réseaux grâce à son objet de recherche, mais ceux-ci s’avèrent peu mobilisables non seulement parce qu’ils se trouvent à l’étranger mais aussi parce que l’objet se trouve être à l’intersection de plusieurs disciplines ou en rapport très direct avec un champ de recherche autre que sociologique.
« J’ai des contrats internationaux… J’ai construit mon réseau, mes contacts ailleurs : aux U.S.A., car c’est là que la recherche se fait, en chine, car c’est là qu’est mon terrain. »
« Je travaille sur la toxicomanie dans le champ de la sociologie criminelle, mais on peut aussi être amené à faire des conférences, des interventions dans des écoles de travail social par exemple. »
Ce type d’objet a pour conséquence d’inscrire le sociologue dans une démarche de travail et une démarche relationnelle très spécifiques et plutôt « enfermantes ».
Les efforts relationnels du « moine » se révèlent lorsque celui-ci tente de solliciter d’autres réseaux, mais ceux-ci s’avèrent aussi peu efficaces car ils sont liés à d’autres disciplines que la sociologie.
« Je vais toujours aux séminaires et aux cours de X., depuis vingt ans. J’écoute beaucoup de gens parler au Collège International X, j’y vois plein de gens, j’y suis agréablement connu, il y a des linguistes, des analystes, des philosophes. »
Conclusion
Le « moine », accaparé par son thème de recherche, semble ainsi délaisser volontairement ou involontairement ses perspectives de carrière. La profession de foi du « moine » s’apparente souvent à un véritable chemin de croix ; l’itinéraire choisi n’empruntant pas toujours la voie royale. Son manque de pragmatisme l’écarte fréquemment d’opportunités de financement, de poste, de réorientation : la carrière paraît pouvoir être sacrifiée au profit d’un objet de recherche capable de transcender la trajectoire professionnelle.
En outre, le caractère exclusif de ses recherches ne facilite guère ses contacts et sa promotion parmi la communauté des sociologues, et tendrait d’ailleurs à lui forger une image d’ermite. Si le « moine » sort de son mutisme et endosse l’habit du missionnaire pour promouvoir son thème de recherche, il ne parvient pas toujours à ériger ce dernier en objet fédérateur dans le champ de la sociologie. Le « moine » se consacre entièrement à son objet et non à ses réseaux. Pour reprendre les termes de M. Akrich, M. Callon et B. Latour[12] , le « moine » ne peut mettre en place un « dispositif d’intéressement » autour de son objet de recherche dans le champ sociologique. Il ne mobilise presque aucun chercheur sur son thème et son objet ne semble pas être au cœur d’ »un faisceau de liens qui unissent l’objet à tous ceux qui le manipulent ». Dans peu de cas note-t-on l’existence d’un « capital d’alliances » autour de l’objet : celui-ci n’a que peu de chances de sortir de sa marginalité et devenir un sujet reconnu dans le champ sociologique.
Il ne suit pas l’itinéraire d’un fait scientifique tel que le décrit M. Callon dans La Science et ses réseaux : « Pour décrire la fabrication d’un fait scientifique, c’est-à-dire le double mouvement par lequel il est construit et trouve des débouchés, il faut donc analyser les réseaux qu’il noue et sans lesquels il serait vidé de tout contenu et de tout avenir. » C’est ce point qui fait toute la différence entre le moine et l’expert.
Le « nomade », comme le « moine » constitue une autre figure idéal typique de sociologue.
II.4- Le nomade
Le nomade est un individu qui mène une vie errante. Il ne possède pas de domicile fixe puisque sa vie consiste à aller d’un lieu à l’autre et en même temps ses liens avec les sédentaires sont fragiles et parfois éphémères à cause de sa forte mobilité. Le sociologue nomade dont nous allons décrire le comportement dans cette partie se singularise d’une part par le fait qu’il ait peu de relations avec d’autres sociologues et d’autre part par une certaine infidélité à son objet, dans la mesure où l’on peut observer des changements dans ses sujets et dans ses terrains. Nous nous proposons donc de décrire ici son isolement issu à la fois de cette infidélité et de sa faible insertion dans des réseaux.
II.4.1- Un sociologue qui butine
Ici la métaphore de l’abeille qui butine de fleurs en fleurs illustre le comportement du sociologue nomade qui passe d’objet en objet.
« Je n’ai pas eu “d’idée de carrière” dans un certain sens sociologique, il n’y a pas eu de sorte de projet de façon rectiligne qui se serait réalisé, cela a été assez divers, tâtonnant et finalement incertain. »
Une première illustration de ce phénomène est la réponse à des appels d’offre ou à des contrats, souvent pour des raisons financières. Ce sociologue y répond par opportunité, il n’a souvent pas le choix.
« Et puis j’ai travaillé pour la mairie de Rennes, pour la société rennoise de rénovation, dans l’urbanisme. Ça m’a fait quitter la communauté rurale pour les grands groupes urbains. C’était nécessaire pour manger. »
Mais le nomade peut aussi choisir de travailler par contrats et de mettre ses connaissances au profit de la recherche action et non de la recherche fondamentale. Les recherches appliquées sont ponctuelles, variées et obligent le sociologue à offrir ses services à de multiples commanditaires.
« Je touchais à tout. J’aurais aussi bien pu faire des choses scientifiques cela me passionnait, j’avais envie de connaître, cela me passionnait, je touchais à tout. »
On observe également que ce sociologue a souvent exercé d’autres métiers hors du champ des sciences sociales. Il lui arrive alors de tenter de réexploiter ses connaissances extérieures dans ses objets d’étude sociologique.
« J’ai travaillé exclusivement sur archives. Mais en fait en travaillant comme journaliste, je recueillais des informations pour ma thèse. J’ai fait de l’observation participante sans le savoir en fait. Comme j’étais journaliste, j’étais en contact avec tous les responsables haut placés… Parce que j’étais journaliste accrédité auprès du ministre : alors toutes les archives du ministère m’étaient ouvertes. »
Dans le même axe de réflexion, nous constatons que le fait d’enseigner à des étudiants non sociologues en faculté de droit, médecine, économie, arts… ou à des salariés d’entreprises, amène le « nomade » à adapter ses thèmes abordés pendant ses cours à son public.
« Ici, j’enseigne à des gens de filières diversifiées : en licence de « sanitaire et social », en DEUG « soins » et en première année de médecine. Ce n’est pas un département de sociologie en tant que tel, on dépend d’un UFR de médecine. »
En changeant de lieu d’enseignement, son objet et le contenu de ses cours varient.
« J’ai été amené à des vacations successives dans des auditoires différents, à faire des lectures diverses et par ailleurs à étudier des situations différentes. »
II.4.2 Un sociologue “déconnecté”
À présent nous allons montrer comment certains choix ou certaines expériences amènent ce sociologue à se pourvoir d’interlocuteurs néophytes, d’un public profane et donc à “négliger” ses collaborateurs sociologues. Il est donc déconnecté et ne possède pas de réseau de sociologues.
Des premiers choix professionnels peuvent constituer des obstacles en ce sens qu’ils débouchent sur des carrières en dehors de la sociologie ou sur des contacts avec des personnes non sociologues.
D’autre part, ce sociologue travaille souvent dans des milieux interdisciplinaires. En côtoyant des personnes d’autres disciplines, il se trouve donc intégré dans un environnement profane.
« Une de mes collègues est géographe de formation, une autre est économiste. »
Ainsi, il réalise ses recherches de manière solitaire sans être rattaché à d’autres sociologues ni participer aux activités de leur laboratoire.
« – Vous étiez rattaché à un laboratoire pendant votre thèse ?
– Non, j’ai vraiment fait ça fortement seul sans le soutien ni tous les conseils qu’ont des copains en thèse que je connais actuellement. Je venais rarement à Paris, on n’était pas obligé de suivre les séminaires. »
En se rattachant à d’autres disciplines, le « nomade » est amené à publier faiblement ou à diffuser ses travaux dans des revues internes à certains organismes privés ou dans des revues non sociologiques. Le lectorat n’est donc pas composé de chercheurs, d’enseignants ou d’étudiants en sociologie et sans une reconnaissance de ce public spécialisé, le « nomade » ne peut se faire connaître ni créer de liens avec d’autres chercheurs.
« Pendant ma thèse, je publiais de petites choses, pas en France, à Madagascar, au Mexique mais j’ai pas voulu en France… J’ai fait un rapport sur le Mexique pour les malgaches. »
Par ailleurs, le fait de n’avoir pas pu accéder aux institutions de la sociologie suite à des refus de candidatures, peut amener le « nomade » à s’ouvrir à d’autres réseaux que des réseaux de sociologues.
« J’ai été candidat Maître de conférences et Maître assistant à tous les postes qui se présentaient. J’ai bien été candidat cent fois et j’ai été auditionné au moins quarante fois. J’ai fais toutes les facs de France. »
Une autre raison de son isolement se situe au niveau du choix du sujet de thèse ou de recherche, sujet non inséré dans un réseau déjà composé.
« J’ai envoyé un courrier à quatorze éditeurs, j’ai d’ailleurs gardé les lettres. On m’a répondu que mon sujet était sans aucun intérêt et pas du tout d’actualité. »
Conclusion
Le « nomade » se caractérise donc par une diversité d’objets de recherche et par un faible réseau. Cet idéaltype identifie plutôt une étape dans la carrière du sociologue. Le « nomade » va tenter de s’en échapper en élaborant des stratégies de mobilité pour se fidéliser à un objet et générer des contacts professionnels avec d’autres sociologues.
En quelque sorte, après cette phase d’errance, notre « nomade » cherche progressivement à se “sédentariser”.
Nous avons vu ici que la profession de sociologue se partage en quatre variables idéal typiques définies à partir des entretiens effectués. Cependant, ces quatre grands pôles ne rendent pas compte des mouvements inhérents à la profession. Nous allons donc, dans cette deuxième partie étudier plus précisément les mobilités à l’intérieur du champ que nous avons déterminé dans la première partie ainsi que les ressources mobilisées à cet effet : le marché et/ou l’institutionnel. Enfin, nous tenterons d’élucider le rôle du directeur de thèse dans la trajectoire et dans la mobilité du sociologue.
III- LA MOBILITÉ AU SEIN DE L’ESPACE DE LA SOCIOLOGIE
Description de trajectoires mouvantes
Nous avons défini un modèle d’analyse idéal typique pour rendre compte des spécificités de notre « population » et expliquer les trajectoires exposées lors des entretiens. Nous avons montré que ce modèle s’organisait autour de quatre pôles, qui décrivent des situations de sociologues à un instant précis. Cependant, il nous est apparu que les itinéraires de certains d’entre eux ne correspondaient pas au modèle, soit parce que leur carrière était marquée par de fréquents changements, soit parce qu’ils se situaient à une position intermédiaire par rapport aux idéaltypes que nous avons élaborés. L’objectif de cette partie est donc d’illustrer ces mouvements, et de montrer que notre modèle n’est pas seulement statique, mais peut servir à analyser et à rendre compte du changement. Nous montrerons que les itinéraires de certains sociologues peuvent être analysés de manière dynamique grâce à ce modèle, qui peut permettre d’avoir une autre grille de lecture, plus temporelle, des carrières. Celles-ci peuvent être lues comme une série d’étapes, de mouvements dans l’espace social « professionnalité des sociologues », et cette série de mouvements peut correspondre à une certaine stratégie, pour « sortir » d’une catégorie vécue comme enfermante ou pour entrer dans une autre, perçue comme plus ouvrante. Mais il faut se garder de construire une rationalité a posteriori des trajectoires observées. Pour étayer notre démonstration, nous avons concentré notre analyse sur les itinéraires de quatre sociologues, dont nous reprenons le discours.
Monsieur D :
On peut analyser la carrière de ce sociologue comme le passage de l’idéaltype « nomade » à l’idéaltype « investisseur ». En effet, M. D. a une « carrière » plutôt mouvante et nous allons montrer comment s’opère ce glissement d’un idéaltype vers un autre.
La formation de M. D., qui ne le prédestinait pas à devenir sociologue, est tout d’abord marquée par des changements de directeurs de recherche, et donc d’objets d’étude. Il s’intéresse à la sociologie alors qu’il est étudiant à l’IEP, et décide de faire son troisième cycle chez M. C., puis est épaulé par M. M. pour sa thèse :
« Donc, j’ai fait ce DEA (…) c’était un DEA de sociologie des organisations. J’aurais dû continuer dans cette voie, mais j’ai fait une thèse en sociologie de la famille parce que je m’entendais bien avec un de mes anciens profs de l’IEP qui s’appelle M. et qui m’a proposé de diriger mon travail en thèse, et ensemble on a choisi le thème sur lequel j’ai travaillé pendant plusieurs années, qui est la parenté dans la société française contemporaine.«
Les débuts de sa carrière sont donc marqués par de fréquents changements d’objets de recherche. Il travaille seul et fait peu jouer ses réseaux.
« En fait, j’ai travaillé de façon monacale. J’ai travaillé chez moi, année après année, en voyant très peu de gens, c’était un travail très individuel, après coup parfois je me demande comment j’ai fait pour me soumettre à cette discipline pendant 3 ans « .
Après la période de sa thèse, il continue à travailler pour son directeur de thèse, dans un laboratoire dans lequel il n’a pas d’objet d’étude précis. Sa mauvaise utilisation des réseaux le rend dépendant du bon vouloir du laboratoire dans lequel il travaille et qui ne lui ne confie pas des tâches à la hauteur de ses espérances:
« Là, j’ai travaillé avec M. et son équipe pendant deux ans sur un CDD, des contrats renouvelés qui étaient reconduits ». « Moi, j’arrivais avec une spécialité qui était la sociologie de la famille et j’en suis venu à m’intéresser à des choses très différentes parce que j’ai dû documenter des tendances très différentes. Donc, ça m’a obligé à me balader dans des domaines et champs de la discipline« .
Cependant, ce statut de « nomade » est vécu difficilement par notre sociologue. Les fréquents changements d’objets d’étude que lui impose son poste et les désaccords qui naissent et se développent avec cette équipe de recherche le poussent à vouloir s’échapper de cette condition.
« Il a fallu admettre le bien-fondé des choix théoriques et méthodologiques de l’équipe qui m’employait. Je l’ai supporté en taisant plus ou moins les désaccords que j’avais avec l’équipe pendant 2 ans. (…) Ce qui me gênait, c’était plutôt la pertinence de l’idée qui consistait à procéder à un croisement causal des tendances d’évolution de la société française. Cela, je n’y ai jamais cru et je n’y crois toujours pas, cette approche strictement causaliste à un niveau extrêmement macro-sociologique « .
Pour sortir de l’idéaltype « nomade », il fait appel aux institutions, qui vont lui permettre de mener ses recherches à sa guise, et donc de pouvoir être fidèle à un objet de recherche. Il tente le concours du CNRS, et celui des enseignants d’Université. Son bon classement lui permet de pouvoir espérer un succès.
« J’ai passé les concours publics et la première année j’ai eu des signes de satisfaction, j’ai eu une audition au CNRS qui m’a classé 7 – 8ème sur un poste, ce qui me permettait d’espérer. À l’Université de X, j’étais en 3ème position, c’était un bon point et ça se saurait au niveau national « .
Il comble son manque d’expérience dans l’enseignement en devenant chargé de TD dans une université parisienne, puis est élu l’année suivante maître de conférence. Cette place lui permet de s’autonomiser par rapport à M. M., et d’acquérir l’indépendance qui lui avait manqué à ses débuts pour se consacrer à un objet de recherche précis.
« Dès lors que j’ai pu prendre mes distances, je l’ai fait. Du jour au lendemain, lorsque j’ai été élu à Paris , j’ai dit clairement à M. M. ‘ Ce programme d’étude c’est fini!’ (…) Je suis revenu dans le giron, mais avec un statut complètement différent et qui me laisse une grande autonomie. Alors qu’à l’époque lorsque je travaillais sur des contrats avec M. M., c’était du travail à la commande, j’étais chargé d’études, j’avais pas d’autonomie« .
Il a donc pu se consacrer aux thèmes qui l’intéressaient depuis sa thèse, en rapport avec la parenté dans les sociétés contemporaines, et en particulier la fête des morts.
« J’ai continué à travailler sur le même sujet pour l’Institut X dont j’espère tirer un livre l’année prochaine. Et puis j’ai écrit des articles . Il a des stratégies de publication
On peut peut-être repérer un autre signe d’évolution dans l’itinéraire de ce sociologue. Il se défidélise progressivement de son objet de recherche, et cherche à couvrir des thèmes plus variés, plus vastes, qu’il publie.
« Je fais en plus un travail sur N. Elias et je tente de faire un rapprochement avec P. Bourdieu et j’ai fait un article cette année pour les Cahiers internationaux de sociologie sur le concept de configuration sur N. Elias, c’est assez théorique« .
Il se rapproche en ce sens plus de l’idéaltype de l’ »investisseur », et on peut sans doute prédire que la suite de son parcours ira dans le sens d’un élargissement des thèmes de recherche.
Monsieur. G.
L’itinéraire de ce sociologue ne permet pas non plus de le classer dans un idéaltype précis. Son parcours, qu’on pourrait qualifier de chaotique, est parsemé de changements. Ses études l’orientent sans ambiguïté vers la sociologie, qu’il a eu l’opportunité de connaître très jeune.
« J’étais dans le bain sociologique avant même de m’être posé la question de ce que j’allais faire. Mes premiers gagne-pains, à 15, 16 ou 17 ans, c’était de faire des questionnaires d’enquête (…) Elle m’envoyait dans la rue avec 40 questionnaires« .
Il s’oriente plus particulièrement vers l’ethnologie, qui marquera son orientation:
« J’ai choisi ethnologie. Ca m’a énormément influencé, parce que j’ai passé un an au Musée de l’Homme« .
Il étudie aussi à l’Institut d’Études Politiques de Paris, et est alors recruté comme enseignant :
« J’ai fait Sciences Po, mais, en parallèle, j’étais recruté comme chargé de cours de sociologie. J’ai commencé à enseigner la sociologie en février 1968, j’avais 24 ans« .
Son objet de recherche est flou. Il change plusieurs fois de sujet de thèse, en passant de l’étude de la jeunesse à l’écologie dans une région française, dans des circonstances peu claires.
« Mon premier sujet de thèse, c’était sur les jeunes. (…) D. m’avait fait inscrire sur la jeunesse avec M.L. Mais, c’est un sujet vague. (…) À un moment, par hasard, j’ai rencontré quelqu’un qui voulait faire des pamphlets d’écologie politique, basés sur des minorités régionales. Donc qui m’a proposé d’étudier cette région comme minorité ethnique écologique. (…) Je me suis lancé dans ce travail qui était payé. Pour moi, c’était un travail alimentaire. Plus tard, j’ai demandé à M L. s’il n’acceptait pas de prendre ce travail comme troisième cycle. J’ai donc changé de sujet. Finalement, j’ai eu mon doctorat de troisième cycle avec la mention très bien« .
Notre sociologue se positionne donc en tant que nomade au début de sa carrière. Cette tendance va s’accentuer au cours du temps, et fortement l’handicaper dans son désir d’ascension au statut de professeur d’Université. Au cours de l’entretien, il mentionne très souvent qu’il a fait une mauvaise utilisation des réseaux, et qu’il a négligé leur importance pour accèder aux postes de sociologue reconnu.
« Avoir un poste, ça, c’est autre chose. J’ai eu un poste d’assistant que 15 ans plus tard, en 1983. Il a fallu que j’attende que la gauche soit au pouvoir pour que je réussisse à avoir un poste. Et j’étais coincé par le fait que ça soit J.O, marxiste notoire et bien connu, qui soit mon directeur de thèse en troisième cycle. À l’université où j’étais chargé de cours, on me disait :’Tant que vous aurez J.O comme directeur de thèse, vous n’aurez jamais de poste d’assistant. Les clivages idéologiques et politiques étaient très forts. Voilà le genre de piège dont on ne m’avait pas averti« .
Sa mauvaise utilisation des réseaux restera une constante dans sa carrière, et son ton amer traduit bien à quel point il a été difficile pour lui de se faire reconnaître en tant que sociologue. Il se plaint de n’avoir jamais été soutenu par ses directeurs :
« J.O ne m’a jamais aidé à conquérir un poste d’assistant à Nanterre« .
Il mène alors beaucoup d’entretiens pour des organismes privés et publics pour assurer sa subsistance, mais n’aime pas ce statut :
« Quant aux études empiriques, j’en ai fait dans presque tous les ministères, dans tous les grands organismes et plein de boîtes privées. (…) Pour une boîte d’édition, j’étais un spécialiste du non-directif. Dans les années 70-80, ils m’achetaient un entretien 500 F et son analyse 500 F. Il suffisait que je fasse deux entretiens et deux analyses par semaine pour avoir une paye à peu près correcte. Mais sans statut assuré. (…) Avec qu’une hâte, c’est d’intégrer l’Université pour ne plus être obligé de faire des questionnaires sur les savonnettes. (…) Donc j’ai vécu comme un déchirement pénible le fait que dans beaucoup d’organismes de consultation et d’enquêtes …d’être vécu comme un universitaire, sous entendu ça veut automatiquement dire un gauchiste critique, et dans l’autre sens, à l’université, de travailler avec des marchands de soupe« .
Ses tentatives d’intégrer l’Université aboutissent à des échecs réguliers, M.G. change d’objectif :
« Au bout de 10 ans que je n’obtenais pas de poste d’assistant, un jour, j’en ai eu marre, j’ai tout foutu en l’air et j’ai été dans les Cornières. (…) J’ai gardé 45 chèvres sous la pluie. (…) Mais j’ai tout de suite réalisé au bout de 3 mois de cette vie quotidienne qu’elle était d’une pauvreté culturelle ahurissante« .
Il se conforte donc dans sa position de « nomade », caractérisée par une mauvaise utilisation des réseaux et une faible fidélité à un objet de recherche, jusqu’au jour où il s’accroche à un sujet précis, qu’il suivra fidèlement par la suite Il s’intéresse à la photographie comme objet d’étude et d’enquête sociologique. Une étude approfondie du quartier de Pigalle lui a ouvert la possibilité d’utiliser ce support pour asseoir sa reconnaissance. Il se définit comme sociologue et photographe, ce qui lui permet de trouver une reconnaissance dans ces deux champs.
« Je veux pratiquer la photo sur un plan artistique et scientifique. J’ai fait des expositions personnelles, d’ailleurs qui ont tout à fait marché (…) On m’a demandé d’organiser un colloque sur Ethnographie et Photographie. J’ai organisé l’exposition des photos de Lévi Strauss avec son accord« .
Il est donc totalement défini par son sujet de recherche, et sa reconnaissance et sa légitimité institutionnelles viennent de sa spécialité. Il a même réussi à acquérir des responsabilités administratives, alors qu’il désespérait d’obtenir un poste d’assistant.
« Je suis responsable de la maîtrise , donc je cogère ce cursus, cette filière avec deux autres collègues. » Il écrit aussi des articles : « Il y a mon collègue A.M.D. Il m’a demandé de diriger un numéro de sa revue; il l’a trouvé remarquable, je suis membre du Comité de rédaction de cette revue. J’y publie des articles ou des compte-rendus de lecture« .
M. G. a donc changé de position. De « nomade », il est passé à « moine ». L’attachement à un objet de recherche particulier lui a permis de sortir de la situation dans laquelle il se trouvait pour acquérir un début de reconnaissance. Mais il utilise toujours les réseaux de manière difficile. Peut-être porra-t-il par la suite devenir « innovateur », en mobilisant mieux ses réseaux, et en construisant sa notoriété progressivement.
Madame M.
Mme M. est ingénieur d’étude à L’EHESS dans le département d’études africaines. Son parcours professionnel s’inscrit dans notre typologie par le passage de l’idéaltype « moine » vers l’idéaltype « expert ». Elle a d’abord réalisé une thèse sur l’APEM (mouvement politique) en Suisse. Durant cette période, elle s’est retrouvée dans une situation caractéristique de fermeture en matière de réseaux.
« En France, il n’y a qu’un mec qui travaille sur la Suisse… Mais il n’y pas de travail possible avec lui. Je me suis retrouvé dans une grande solitude intellectuelle. Même dans le centre de l’EHESS, on a des terrains très excentriques et la vie intellectuelle du centre est très limitée. »
Mme M., par la fermeture de son objet de recherche et par la fidélité qu’elle lui témoigne, s’inscrivait donc à l’époque dans l’idéaltype du « moine ». Elle va alors opérer une première stratégie d’ouverture : tout en restant fidèle à son objet de recherche, elle va développer son réseau en intégrant un groupe de recherche.
« Je me suis alors rattachée à un Groupement De Recherche (GDR), qui date du début des années 80; c’est un regroupement de chercheurs qui pensaient que ce pays était importante aussi bien d’un point de vue social que politique ».
Elle va ensuite opérer une seconde stratégie d’ouverture en élargissant, cette fois-ci, son objet de recherche initial.
« J’ai étendu mon champ de recherche sur les problèmes de pacification et de transitions démocratique en Suisse et j’ai aussi travaillé sur Madagascar sur les problèmes de transitions démocratiques. Depuis 1994, j’ai fait deux missions au Madagascar. »
Cette double stratégie lui a donc permis de sortir de sa position de « moine ».
Finalement aujourd’hui elle se situe, grâce à son rattachement à un réseau puis à l’extension de son champ de recherche, dans l’idéaltype de l’ »expert ».
Son évolution à l’intérieur de notre typologie est d’autant plus intéressante qu’elle témoigne d’une progression. Elle est d’abord sortie de la situation idéal typique du « moine » pour entrer dans la situation d’ »expert », puis par une deuxième stratégie en élargissant son domaine de recherche (donc en se « défidélisant » quelque peu de son objet de recherche initial) elle a opéré une progression à l’intérieur de la position d’ »expert » en se rapprochant de l’axe supérieur des ordonnés : « réseau fort ».
Monsieur M.
M. M. est un sociologue qui, par ses travaux de recherche actuels au regard de sa trajectoire professionnelle, se situe dans une position intermédiaire, à l’intersection des idéaltypes de l’ »investisseur » à l’ »expert ». On pourrait ainsi le positionner sur la branche supérieure de l’axe des ordonnés : l’axe « réseau fort ».
En effet son passé professionnel gravite autour d’un domaine de recherche assez spécifique : le monde paysan.
« Et j’ai commencé par faire ce que j’avais appris à faire aux Etats-Unis, c’est à dire des études sur les attitudes des agriculteurs à l’égard de la modernisation. C’était le problème numéro 1 de la France à ce moment là puisqu’il fallait moderniser l’agriculture. Et donc j’ai passé 20 ans à étudier la disparition de la paysannerie et l’apparition de catégorie de jeunes agriculteurs modernistes. »
A la suite de cette période de recherche, il s’est intéressé au fonctionnement global de la société.
« J’ai commencé à essayer de comprendre le fonctionnement global de la société française. Avec mes copains nous avons créé une association pour le développement des sciences sociales appliquées. Et j’ai donc développé une analyse de la société française sous une certaine optique. Et ce bouquin est le premier essai de réponse collective au bouquin américain pour démontrer que la société française est en changement. Cela a demandé 3 ans de travail. »
On peut donc considérer selon notre typologie que cette étape marque un changement, une « défidélisation » par rapport à son objet de recherche initial. Cette attitude est en fait double du point de vue du critère de défidélisation : non seulement il abandonne le monde paysan, mais en plus il se tourne vers un objet de recherche (le fonctionnement de la société globale) très vaste et « lâche ».
Ainsi, étant donné la richesse des réseaux conservée, on pourrait considérer ce changement comme un passage de l’idéaltype de l’ »expert » vers l’idéaltype de l’ »investisseur ».
Or il est important à ce niveau de considérer l’axe de fidélité comme un axe à deux dimensions :
– la fidélité à l’objet de recherche
– la fidélité à la méthodologie d’enquête et/ou d’analyse
Car s’il a fait preuve d’une attitude de défidélisation à l’égard de l’objet de recherche, il témoigne d’une fidélité à l’égard de la méthode d’analyse, qu’il a développée dans sa recherche sur le monde paysan.
« L’effort pour construire ce schéma d’analyse s’appuie sur ma compréhension du monde villageois des sociétés paysannes. A partir de ce schéma j’ai construit avec mon programme de recherche un schéma d’analyse d’une société globale à l’échelle nationale. Et ensuite avec ce schéma j’ai développé par foyer des analyses comparatives entre pays pour faire une esquisse sociologique de l’Europe occidentale. »
On peut justement considérer que ce sociologue se trouve actuellement dans une situation intermédiaire (entre les idéaltypes de l’ »investisseur » et de l’ »expert ») à l’intérieur de notre typologie, qui dans la réalité ne correspond pas à la partition théorique construite autour de quatre positions.
Nous avons modélisé l’espace de la sociologie au moyen de quatre idéaltypes. Les sociologues se positionnent sur cet espace, entre les quatre pôles de comportements mis en évidence: celui de l’ »investisseur », celui de l’ »expert », celui du « moine », celui du « nomade ». Mais comme nous venons de le montrer, au sein de cet espace, les sociologues sont des acteurs mobiles. Au cours de sa carrière, le sociologue pourra s’apparenter à des pôles de comportements différents. La carrière du sociologue se caractérise par une mobilité qui s’inscrit dans l’espace de la profession. Or, cette mobilité est permise par des ressources qui en sont les moteurs. Nous allons maintenant montrer que l’on peut mettre en évidence deux types de ressources : les ressources du «marché» et les ressources «institutionnelles».
L’appel à l’institution
Dans la trajectoire professionnelle du sociologue, on observe que celui-ci évolue dans un cadre institutionnel que l’on repère grâce aux lieux d’enseignement, de recherches ou de publications. Ces différentes institutions (universités, laboratoires, maison d’éditions) ont un certain poids par leur système de règles et de contraintes qu’elles imposent à l’individu.
Nous nous pencherons tout d’abord sur le sens, la mise en place progressive de ces institutions ainsi que les relations et les hiérarchies internes qui s’y installent. Mais au delà de cette formalisation que ce système institutionnel implique, l’individu sait mettre en place des stratégies grâce à la mobilisation de ressources. Nous verrons donc dans une seconde partie comment le sociologue sollicite les ressources de l’institution comme des outils de mobilité.
La régulation du champ de la sociologie, un système institutionnalisé
* Définition du système institutionnel
L’institution est un ensemble de normes et de rôles qui définissent ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas dans une forme d’organisation sociale. On désigne par là le système social semblable à une organisation qui régit la recherche, les financements et l’enseignement auxquels s’appliquent des normes. Les lieux institutionnels sont donc les universités, les laboratoires, les maisons d’éditions et tous les organes qui permettent au sociologue de réaliser ses objectifs, sa carrière et sa reconnaissance en tant que chercheur. Il y a maintenant des facultés de Sciences Humaines, des laboratoires exclusivement tournés vers la sociologie et des maisons d’édition ou des collections spécialisées en Sciences Sociales. L’histoire des Sciences Sociales nous montre la construction et la mise en place progressive des organes institutionnels.
Toute une législation gère les règles et la mobilité du sociologue, c’est l’exemple du CNU (Commission Nationale Universitaire) qui établit les règles, les critères de sélection et évalue les dossiers des (futurs) enseignants. Si de grandes modifications ont été réalisées comme la supression de la thèse d’Etat en 1983, elles ont surtout permis de codifier et d’institutionaliser les règles et les procédures auxquelles devra se soumettre le sociologue. Toute la législation apporte un cadre officiel à l’exercice de la profession de sociologue.
Le domaine des Sciences Sociales est donc une discipline qui s’institutionnalise : le système se formalise, se structure. On observe une officialisation et une transparence des règles à suivre : obtention nécessaire de diplômes, obligation d’une thèse pour rentrer au CNRS…
Auparavant, l’organisation du champ sociologique était plus souple, moins codifiée, on pouvait faire sa thèse au milieu d’une carrière professionnelle pour ensuite devenir enseignant-chercheur; ou encore, rentrer au CNRS ou obtenir un poste dans une université sans avoir passé de thèse. De plus, le temps permis pour réaliser une thèse était assez variable et facilement négociable. Aujourd’hui, il semble que la thèse soit un élément de passage obligé, c’est la base minimale qui permettra ensuite au chercheur de se présenter à des concours, de légitimer sa demande d’intégration à un laboratoire… Les modalités sont plus strictes, les dérogations pour accorder des délais supplémentaires sont plus dures à obtenir et à justifier.
S’il est conseillé d’effectuer des publications, c’est à l’heure actuelle une norme implicite que tentent de suivre les individus. Un volume de publication important, des communications publiques ou médiatisées de ses recherches, sont des éléments de carrière indispensables. Tous les acteurs participent à ce système et contribuent à son institutionnalisation. Les règles relatives à chaque institution sont en quelque sorte intériorisées par les acteurs. A chaque étape de sa carrière, le chercheur repère les normes, les règles et les moyens légitimes qui facilitent son entrée dans le monde des sociologues ou qui le maintiennent au sein d’une institution (bilan annuel de ses travaux et état des publications pour le chercheur d’un laboratoire comme preuve de travail et de crédibilité…).
Il y a donc tout un apprentissage des règles relatives à l’institutionnalisation de la recherche. On peut presque parler d’une ritualisation des normes institutionnelles : les voies d’accès que le sociologue emprunte sont quasi uniformisées.
* Les espaces de circulation entre les institutions
Il existe des passerelles entre les institutions, et des voies de circulation. Certains sociologues passent de laboratoire en laboratoire, ou d’une université régionale à une autre avec les équivalences ou non possibles. La « durée de séjour » dans chaque institution est variable mais le passage de l’une à l’autre se fait dans une logique de progression. En effet, cette mobilité ou ce jeu de « saute-mouton institutionnel » va fournir à l’individu expérience professionnelle, réseau et carte d’identité pouvant faciliter l’accès à une nouvelle institution.
Un enseignant ayant fait ses études à Paris, peut accepter un poste en province, tout en convoitant l’idée de réintégrer Paris dans une autre institution. Il sera d’autant plus attentif aux opportunités qui se présenteront qu’il considèrera son grade insuffisant ou sa durée d’expérience suffisante dans telle institution pour changer de statut ou d’institution.
« Et puis il y a un moment où j’en ai eu marre d’être Maître de conférence : je peux diriger des recherches mais pas des thèses et au bout d’un moment… »
La mobilité est donc nécessaire et dynamique pour le sociologue.
* Une hiérarchie institutionnelle
Les institutions sont inégales entre elles, il existe un système de hiérarchie informelle uniformément et unanimement reconnues par les individus basée sur des notions arbitraires difficiles à mesurer comme l’image d’une institution. D’autres critères sont davantage mesurables pour justifier le prestige d’une institution, c’est par exemple pour un laboratoire, son histoire, son ancienneté, le volume de ses travaux ou l’éminence de ses chercheurs.
Dans chaque institution existe une hiérarchie interne : les universités, les laboratoires et les maisons d’édition se positionnent entre elles sur une échelle implicite de valeur et de prestige. La prise de conscience de la hiérarchie explique en partie les raisons de la mobilité ou l’opportunisme d’un sociologue. En plus des règles formalisantes qui structurent le métier de sociologue, une hiérarchisation des institutions s’installe et vient réguler le système.
Par exemple, s’il est recommandé de publier, cette règle de publication fixe des hiérarchies et des ordres de préséance entre les maisons d’édition. Le choix à effectuer est contraignant et difficile pour le sociologue mais il sait qu’il doit orienter et cibler les éditeurs s’il veut développer sa reconnaissance et sa légitimité.
« J’ai envie de progresser de faire une carrière. Je fais un projet d’écrire bientôt un livre dans une bonne maison d’édition comme PUF ».
Le grade universitaire est un élément qui indique la nature de l’activité professionnelle et son niveau de prestige. L’individu sait pertinemment quel grade donne le plus de reconnaissance et de légitimité dans le monde de la recherche.
« Je considère que ma charge d’enseignant était mon premier poste de sociologue même si ce n’était pas véritablement un poste puisque j’étais vacataire » .
Le système relatif au métier de sociologue peut donc se comprendre comme un ensemble de règles, de conventions, formelles ou informelles, explicites ou tacites qui structurent les institutions et qui sont parfois opprimantes. Les institutions se régularisent entre elles par des mécanismes de hiérarchie. Cependant, il ne faut pas surestimer le caractère structuré, organisé, institutionalisé donc contraignant de la profession de sociologue. Au delà de cette formalisation que le système implique, l’individu sait mettre en place des stratégies grâce à la mobilisation de ressources. Nous allons voir comment le sociologue mobilise ces ressources et utilise les institutions.
III.2.2- Mobilisation des ressources institutionnelles
Malgré ses contraintes, l’institution offre des outils qui permettent au sociologue de progresser dans sa carrière. Ces outils sont d’ordres divers : on distingue les grades universitaires, les laboratoires, les publications et les colloques. Ces outils sont mobilisés à différentes fins, pour entrer dans l’institution ou pour être mobile dans les idéaltypes, tels que nous les avons définis précédemment. Il apparaît un sens de mobilité prédominant qui s’inscrit dans un cadre dynamique mais nous avons observé toutefois une mobilité à sens inverse qui nous amène à penser que la mobilisation des ressources institutionnelles exige certaines stratégies que tous les sociologues ne cherchent pas à élaborer.
* Se rattacher à une institution
Parmi les sociologues que nous avons rencontrés, nombre d’entre eux ne possédaient pas de formation initiale en sociologie. Pour se rattacher à la discipline, ils ont mis en œuvre certaines stratégies.
L’un des sociologues, insatisfait de son expérience professionnelle en entreprise qui ne lui permettait pas de théoriser ses recherches, met en place un partenariat entre un laboratoire, le Ministère de la Recherche et son entreprise. Progressivement, cet accord passé lui offre la possibilité de passer sa thèse, d’intégrer le laboratoire et de démarrer sa carrière de sociologue.
« J’ai élaboré un troc un peu compliqué ce qu’on appelle aujourd’hui les conventions CIFRE pour qu’un thésard travaille pendant 3 ans sur un sujet qui intéresse le laboratoire et l’entreprise. J’ai essayé de placer ça à la direction du personnel en leur disant le télé-travail, vous ne pouvez pas vous en sortir comme ça il faut théoriser un peu. C’est donc moi qui ai proposé à X le projet de thèse – à l’entreprise de me dégager du temps – et qui ai mis en relation ces deux logiques. »
Un autre, détenteur d’une thèse en sciences économiques, a mis à profit ses travaux en les publiant dans des revues sociologiques.
« À la fin de cette thèse, mes résultats ont été valorisés dans des publications sociologiques. Les publications qui en ont été tirées sont donc essentiellement des publications de sociologie, dans des revues spécialisées. »
Il a aussi participé à la création d’un laboratoire de sociologie qui conjuguait deux grands domaines de recherche.
« On a créé ce labo avec X qui regroupait ces deux équipes : famille et travail. La collaboration se faisait aussi au niveau du DEA, entre psychologues, psychosociologues, sociologie des organisations, juristes. C’est cette étape qui m’a conduit à l’approfondissement de mon marquage sociologique sur le plan institutionnel. »
* La mobilité dans les idéaltypes
Une fois intégrés à l’institution, les sociologues selon l’amplitude de leur réseau et selon le type de rapport qu’ils entretiennent avec leur objet de recherche, nous semblent appartenir à l’un des quatre idéaltypes. Mais cette appartenance n’est pas définitive, on observe certaines mobilités d’un idéaltype à l’autre.
.En enrichissant son réseau :
Le système des relations publiques, comme les colloques, donnent la possibilité au sociologue de faire connaître ses objets de recherche, de rencontrer ses pairs. C’est un passage où un visage est associé à un objet. C’est là tout le rôle des relations publiques, voire mondaines. L’un des sociologues a acquis, grâce aux colloques une certaine renommée :
« J’ai continué à être invité à des colloques, c’est d’ailleurs très intéressant, c’est là que j’ai accédé à une notoriété internationale. »
Un autre sociologue, muté en province, tente de maintenir son réseau parisien par sa présence régulière et constante dans les séminaires.
« J’ai toujours des échanges intellectuels avec Paris. J’y vais environ deux fois par mois, pour des séminaires ou de façon informelle. »
Une sociologue, appartenant à la catégorie du « moine », persévérant dans son objet de recherche mais manquant de relations et de reconnaissance, utilise le moyen matériel de la publication pour s’échapper d’une situation vécue comme inconfortable.
« Ces deux publications m’ont sorti du trou noir dans lequel j’étais. Alors que jusqu’à présent il n’y avait aucune reconnaissance de mon travail de recherche, alors que des détracteurs présentaient mes travaux avec des critiques infondées et que j’étais sur la liste noire du CNU, tout s’est renversé. Les mêmes détracteurs et ces mêmes personnes importantes (et donc influentes) se sont mises à parler de moi en termes positifs et cette reconnaissance de mon travail sur la police a permis une réévaluation de mon travail de thèse sur prostitution. »
– En se fidélisant à son objet :
Afin de continuer et d’approfondir son thème de recherche, le sociologue est amené à s’ »émanciper » d’un laboratoire quand celui-ci ne lui permet pas de se consacrer pleinement à son objet d’étude. C’est en passant des grades universitaires que ce même chercheur peut arriver à enseigner son thème de recherche et devenir « le » spécialiste :
J’ai souhaité prendre de la distance à l’égard de ce groupe parce que je ne m’y reconnaissais pas tout à fait. Donc c’est là que j’ai pensé à me présenter au CNRS ou alors candidat au recrutement dans les universités. »
– mobilité au sein d’un idéaltype :
C’est à l’intérieur d’un même idéaltype que l’on peut observer une mobilité, tout au moins une montée en grade qui apporte une certaine sécurité. Un « nomade » peut en effet poursuivre une variété d’études, continuer à enseigner à des non-sociologues et conserver un réseau faible, ceci en affirmant sa position statutaire dans le domaine universitaire.
« A ce moment-là, il y avait des nouveaux textes pour le recrutement des maîtres de conf, donc je suis parti candidat, je me disais que je n’avais peu de chance car j’étais vraiment hors-circuit. Or, j’ai été qualifié du premier coup. »
Un autre, afin d’éviter le risque d’enfermement, d’immobilisme et d’incertitude, décide de passer sa titularisation :
J’en avais marre d’être vacataire. J’avais 25-26 ans, je ne voulais pas faire cela toute ma vie. »
L’institution offre donc une reconnaissance, les sociologues sont conscients de l’importance de la légitimité que l’université leur apporte. Ils voient leurs recherches reconnues. L’habilitation est un moyen de réunir tous les travaux et permet de construire une cohérence dans la trajectoire du chercheur :
« L’habilitation c’est aussi un stade dans le parcours, c’est aussi une suite logique et puis on y est poussé par les collègues c’est une suite logique dans le milieu universitaire et puis ça permet aussi de faire le point sur ses propres travaux, d’acquérir une certaine légitimité qu’on n’a pas autrement. »
Ainsi, quand les chercheurs appartiennent à une institution, ils évoluent en son sein en utilisant des règles prescrites. L’apprentissage progressif et par la suite l’appropriation de ces normes offrent également la reconnaissance et les moyens d’accéder au « sommet ». S’approprier les règles signifie que l’acteur peut les réinterpréter et les adapter à sa propre situation. Il occupe une position de plus en plus privilégiée qui lui permet d’être informé le premier des changements, et parfois de les mettre en place. Ceux qui créent leurs filières utilisent les règles selon leur propre définition. C’est par exemple, le cas de cette sociologue qui peut sélectionner selon ses propres critères la nouvelle génération de sociologues en se rattachant au CNU. Elle participe ainsi à la « reproduction » des sociologues :
« Moi, je fais partie de la commission des spécialistes. Le jury est composé de sociologues qui gèrent la carrière des autres sociologues, on auditionne les candidats pour pourvoir les postes créés, on donne des avis sur les vacataires d’enseignement, sur la sélection des dossiers et des candidats. Chaque université a une commission pour chaque discipline. Donc je suis vice-présidente des Maîtres de conf. »
Si la carrière des sociologues suit une certaine logique ascensionnelle; la mobilité à l’intérieur d’un idéaltype ou de l’un vers l’autre n’est pas toujours effectuée. Nous allons voir maintenant comment nos sociologues peuvent « stagner ».
* État stationnaire, immobilisme
Tous les sociologues ne montrent pas la même détermination à être mobiles par rapport aux idéaltypes. Certains semblent désirer se maintenir dans leur position actuelle et même s’ils utilisent les outils offerts par l’institution, ils ne le font pas pour les mêmes raisons.
Une des sociologues publie effectivement ses travaux. Mais les revues dans lesquelles elle le fait s’adressent à un public spécialisé, hors du champ de la sociologie. Elle n’est donc pas lue par d’autres sociologues et ses recherches n’ont donc qu’un impact réduit sur la progression de sa carrière. Cette femme s’apparente à l’idéaltype du moine et elle y reste.
J’ai beaucoup publié dans des revues spécialisées et puis j’attendais de voir comment ça allait évoluer. J’ai fait comme beaucoup de mes collègues, j’ai attendu. Et puis ça n’a eu aucun effet, il y a un moment où j’en ai eu marre. »
Un autre sociologue nous montre son refus d’utiliser toutes les opportunités d’ouverture. Il a acquis une situation dans l’enseignement et ne cherche pas non plus à en changer. Il n’a pas diversifié son réseau de sociologues au cours de sa thèse.
« J’étais dans cette situation de doctorant qui diversifie ses interlocuteurs pour avoir de la qualité. Mais comme j’étais à cheval entre différents milieux, j’ai toujours été seul du point de vue institutionnel. Mes interlocuteurs étaient surtout des interlocuteurs et pas pour autant des interlocuteurs du point de vue de l’institution…Le discours sociologique institutionnel me fait vomir. »
Il n’a pas non plus tenté de publier ses travaux :
« Je n’ai pas publié. Ça m’épuise d’avoir à discuter avec des gens pour négocier, je ne suis pas fait pour ça, je déteste faire antichambre chez les éditeurs. »
Il a également acquis un certain grade institutionnel et ne cherche pas à modifier sa situation.
« Il y aurait peut être l’habilitation à passer mais là j’attendrais qu’on me le demande, mais j’ai pas envie de me battre comme un chien dans une meute de chiens. »
Conclusion
Nous avons pu voir que le sociologue est intégré dans un système de règles régies par l’institution. Il semble qu’il y ait un stade minimum à atteindre dans ce système pour être considéré comme sociologue, c’est la thèse, puis les grades universitaires pour les enseignants ou les grades dans les laboratoires pour les chercheurs, les deux pouvant être combinés. La progression du sociologue dans l’institution et dans les idéaltypes que nous avons définis dépend de stratégies personnelles. Nous avons observé que tous les sociologues ont à leur disposition un même ensemble d’outils offerts par l’institution mais qu’ils sont mobilisés différemment d’une personne à l’autre. Cependant tous les sociologues n’aspirent pas de la même façon à la mobilité et certains se maintiennent dans une situation donnée sans stratégie particulière de mobilité. Leur carrière, dans son ensemble, peut alors s’apparenter à un des idéaltypes.
L’institution est donc un des ingrédients de la recherche. Mais ses règles formelles ne suffisent pas à rendre compte du monde des sociologues. Il existe toute une partie de celui-ci régie par le marché qu’il nous reste à expliquer. Nous allons donc étudier ici le marché en tant que moyen d’évolution et de changement dans la profession de sociologue.
L’appel au marché
Bien qu’ils suivent des parcours variés, les sociologues ont un même type de ressources à disposition et s’en servent pour évoluer. Ces ressources se présentent sous la forme d’opportunités puisées dans deux cadres : le marché des appels d’offre et des contrats, et le milieu institutionnel du sociologue (recherche, enseignement…). Les sociologues font appel à ces deux espaces en tant que vecteurs de mobilité.
L’appel au marché concerne la réponse aux appels d’offre et contrats émanants de structures publiques (ministères, collectivités locales…) et/ou privées (entreprises…). Cet appel au marché se retrouve à différents niveaux dans la carrière du sociologue et revêt des utilisations diverses.
Le rapport du sociologue face aux ressources du marché se traduit par différentes finalités. En effet, l’appel au marché est d’une part un moyen d’entrer et de se maintenir dans la sociologie. Le contrat est dans ce cas, utilisé comme un « prétexte » pour ancrer ses recherches dans la sociologie académique. D’autre part les contrats offrent des possibilités de progresser dans une carrière déjà commencée. Enfin, l’appel au marché peut parfois avoir des effets pervers.
III.3.1- Le marché : outil d’insertion dans l’espace de la sociologie
Le sociologue se « sert » du marché pour entrer dans le milieu de la sociologie, se faire reconnaître, et s’insérer professionnellement.
* Découverte
Les contrats ont souvent un rôle à jouer dans le rapport du sociologue à la sociologie. Il est médiateur de découverte de la sociologie en soi et des diverses méthodes d’analyse du social. Ainsi, le contrat permet de rentrer dans l’espace sociologique. Le sociologue est initié au terrain, aux méthodes d’enquêtes, aux modes d’analyse…
Les contrats peuvent donc induire un changement de situation dans le sens de la découverte de l’intérêt pour la pratique sociologique.
« En maîtrise de Sciences Eco, j’ai fait un peu de recherche contractuelle avec le Commissariat général au plan. Je faisais du travail de terrain, des interviews dans le cadre d’une étude sur les transformations du travail dans les raffineries. Un sociologue, c’est celui qui a accès au terrain. C’est l’accès au terrain qui conditionne l’accès à la sociologie, c’est la façon de définir la pratique sociologique. »
Souvent issus d’une filière peu spécialisée en sciences sociales, les sociologues ont appris un travail empirique à partir d’un premier contrat dans des organismes privés. Ce fut souvent l’épreuve du feu et un rapport direct au terrain qui les ont initiés à la sociologie :
« Vers 72-74, mes premiers boulots de recherche, c’était des trucs comme faire des enquêtes de porte à porte pour un organisme privé à Nantes dans les immeubles de banlieue.(…) J’était payé à la pièce, c’était vraiment alimentaire, ce qui a malgré tout été une première série de contacts : j’ai fait une série d’enquêtes avec quelques difficultés au départ (j’étais terrorisé d’aller frapper aux portes !). Puis je me suis aguerri.(…) »
Une autre forme de découverte de la sociologie s’est faite grâce à un contrat ou à un travail, c’est l’appréhension d’un nouveau domaine ou d’un sujet de recherche :
« J’ai continué à travailler dans deux entreprises : dans le marketing puis dans le management et l’organisation. Je faisais des études et de la formation. J’ai acquis pas mal de savoir sur la théorie des organisations. »
Le contrat peut être l’occasion de se fixer sur un sujet comme nous l’explique cette sociologue :
« J’avais très envie de faire une thèse, mais je n’avais pas de sujet qui me passionnait depuis que j’étais toute petite parce que j’étais venue à la sociologie relativement tard. Et on m’a proposé de travailler sur les relations avec le public dans les services extérieurs du Ministère X. Il se trouve qu’il y avait un contrat ici qui était passé sur ce sujet avec le Ministère X. »
Ce nouveau domaine de recherche peut être approfondi ensuite par un travail sur contrat dans le privé. Ceci permet au sociologue une sorte de spécialisation dans un champ particulier :
« Je travaillais en entreprise : il faut bien que je m’alimente. C’était pas une tâche alimentaire. J’avais un intérêt intellectuel, ça m’intéressait.(…) J’ai beaucoup appris dans l’entreprise. (…) Aujourd’hui « je suis spécialiste du domaine de l’organisation, expert en relations internationales ».
D’autre part, le travail sur contrat peut amener à faire des expériences sur différents plans. Il peut permettre de faire une approche de nouvelle méthode d’enquête, d’une nouvelle façon d’aborder le terrain, et peut aussi procurer un certain recul face à son travail personnel, notamment dans le domaine de l’enseignement :
« Je donnais des cours à des assistantes sociales. Moi, j’ai accepté de le faire parce qu’effectivement, cela me permettait de gagner un peu d’argent. Mais en même temps c’est quelque chose qui est encouragé pour les doctorants et finalement c’est une bonne façon de mieux maîtriser la méthode qu’on utilise. Parce que quand il faut expliquer aux autres, on s’aperçoit qu’il y a pas mal de choses que l’on croyait bien connaître. Donc en fait, c’est une bonne formation pour connaître la méthode qu’on utilise et ses limites. »
Le marché comme vecteur de découverte est principalement situé au début de la carrière du sociologue, mais on retrouve aussi des bifurcations dans le domaine de la sociologie à la suite d’un contrat, à un stade plus avancé de la carrière. Néanmoins, dans tous les cas, c’est un moment de créativité, de rencontre avec de nouveaux modes d’analyses qui permet une ouverture vers la sociologie ou vers une autre sociologie. On comprend donc qu’il existe un déplacement d’une situation où la sociologie n’est pas réellement intégrée au travail du sociologue vers une position plus structurée légèrement éloignée de l’objet initial.
* Reconnaissance-insertion :
Après avoir permis au sociologue de rentrer dans le champ de la sociologie, le marché peut s’avérer être une opportunité pour s’installer et se faire connaître en tant que sociologue. Un contrat, qui mène à des productions concrètes, (publications, rencontres…) est une étape pour légitimer un sujet qui ne semble pas académique au départ. Ainsi, à la suite d’un contrat, il peut exister une reconnaissance de l’objet initial, qui se traduit par un changement de perception des équipes de recherche.
« J’ai envoyé un projet et j’ai été sélectionné dans l’équipe de recherche qualitative (…) Cette recherche a donné lieu à deux publications (qui) m’ont sorti du trou noir dans lequel j’étais (…). Il m’a fallu passer par un sujet moins tabou pour arriver à faire valoir mes recherches dont personne ne voulait entendre parler. »
D’autre part, l’appel au marché apparaît comme un moyen de s’insérer dans une institution. C’est donc l’occasion de rentrer dans le champ professionnel académique.
« J’ai déposé un projet de recherche au Plan (…). Le Plan m’a accordé un financement de trois mois. Ainsi, j’ai pris contact avec l’université de Bobigny et je leur ai proposé cette recherche. Et je suis rentrée à Bobigny. »
Les contrats et les appels au marché sous quelque forme que ce soit, sont à l’origine d’un changement de situation dans le sens où une personne peut faire un apprentissage sociologique (terrain, méthodes, approfondissement…) et peut, par des moyens non-institutionnels, faire valoriser son objet d’étude.
Dans cette démarche d’entrée ou de maintien dans la sociologie, le contrat est pour le sociologue un moyen et non une fin en soi. Son évolution par le contrat ne se fait pas en termes de changement radical de situation.
De part son aspect « outil », le contrat peut parfois même être qualifié de contrat de « survie ». Il faut comprendre ceci dans le sens ou le recours au marché permet au sociologue d’échapper à une situation précaire (période de chômage) et de ne pas être déconnecté du milieu de la recherche, notamment lorsque ces recherches donnent lieu à des publications. Il existe deux types de « survie » par le contrat : une « survie alimentaire » qui permet au sociologue de stabiliser sa situation financière :
« Mon premier contrat était sur le chômage des jeunes à Rennes et à Marseille. J’ai toute une filière de recherche sur l’insertion, la pauvreté. Mais ça n’a pas été le cœur scientifique de mon activité (…). Donc j’ai accepté ce travail au départ pour des raisons alimentaires. »
Et une démarche de survie qui se traduit sur un travail pour maintenir un réseau :
« Maintenant, je cherche de nouveaux contrats, je fais du maintien de réseau pour ne pas décrocher. »
Ce contrat « survie » offre donc au sociologue la possibilité de rester attaché à la sociologie et par la même la possibilité de rester dans l’espace sociologique. Il pallie souvent à une absence de recherches ou de travail dans le cadre institutionnel. Dans ce cas, le recours aux appels d’offre et aux contrats ne signifie pas réellement une évolution « positive » de la situation professionnelle du sociologue mais pas non plus une dégradation.
Cette position par rapport à la sociologie place le sociologue en quelque sorte dans la situation du « nomade ». C’est en effet quelqu’un qui n’est pas complètement inséré dans la sociologie mais qui pourtant travaille sur des objets qui en sont à la limite. L’utilisation du marché comme un moyen d’entrer ou de se maintenir dans la sociologie peut souvent être suivie par un recours au marché pour progresser dans la carrière.
III.3.2- Le marché; outil d’une mobilité choisie et recherchée
Si la pratique des contrats permet de se rapprocher, de se maintenir dans le champ de la sociologie, ou encore de survivre lorsque le chercheur ou l’enseignant chercheur n’a pas encore acquis une certaine assise, elle constitue également un recours utile et parfois indispensable tout au long du parcours professionnel.
C’est pourquoi nous pourrions parler de « double utilisation » du contrat : ce dernier est conduit pour le commanditaire mais peut aussi être mis à profit par l’exécutant. L’appel au marché ne joue pas simplement le rôle d’initiateur ou de bouée de sauvetage; il se transforme aussi en « outil » judicieux pour se mouvoir à l’intérieur du cadre institutionnel.
Une fois inséré dans l’espace de la sociologie, le chercheur ou l’enseignant chercheur cherche à s’y déplacer en se rapprochant plus ou moins fortement de certaines philosophies de carrière définies précédemment. Les contrats peuvent amorcer, entraîner certains changements professionnels profitables pour la carrière du sociologue. La mobilité résultant d’un savant appel au marché sera dans ce cas une mobilité « choisie » et assumée positivement. C’est cette mobilité « choisie » qui retiendra notre attention ici.
* Le contrat, vecteur de mobilité à l’intérieur du champ sociologique.
Le sociologue peut tout d’abord choisir d’allier les contrats à l’avancée de ses travaux de recherche. Les contrats offrent de nouvelles perspectives et contribuent à affiner et travailler son objet.
« Pour la préparation des cours, je construis tout le cours de l’année à l’avance, avec une structure, un programme. Le contenu s’est modifié tous les ans en fonction des nouveaux acquis, des nouvelles publications de mes nouveaux terrains. »
Dans le cadre d’une « stratégie » d’accumulation des connaissances et d’approfondissement de la réflexion sur l’objet, les contrats seront des moyens d’accéder à des terrains qui permettront d’avancer dans la recherche ou l’enseignement. Le sociologue ne s’éloigne pas de son objet : il concilie la demande sociale (soit une recherche finalisée) à son propre intérêt (recherche classique).
Et surtout, l’appel au marché permet d’instaurer des contacts, établir des réseaux intéressants pour l’objet (qu’il soit dans le champ de la sociologie ou non). En parvenant à impliquer et intéresser différents acteurs autour du thème de recherche, le sociologue pourra donner à ce dernier du poids et de l’assise, contribuer ainsi à le faire reconnaître et pourquoi pas à l’instituer en véritable champ de recherche. Le sociologue marcherait alors dans les traces du « pionnier » en cultivant un réseau permettant de légitimer l’objet d’étude.
« Depuis mai, depuis que j’ai été élu directeur de ce labo, j’ai déjà passé cinq contrats avec des administrations parce que, bon, ça se sait vite. Notre philosophie c’est d’examiner la demande, de voir ce que l’on peut faire mais surtout qu’on leur dise qu’on veut traiter derrière une question fondamentale, théorique. Une transaction ne se fait que si l’on a des éléments pour répondre à leur problèmes très opérationnels, les entreprises acceptent que nous, on poursuive l’investigation d’une question plus théorique. Ils ont confiance dans le fait qu’on peut faire les deux. On a des questions ultra théoriques pour lesquelles il nous faut aller plonger dans le terrain, en allant rendre service aux entreprises. »
Le contrat n’a pas forcément à être mené simultanément de front avec une recherche; il procurera au sociologue des données susceptibles d’être exploitées plus tard, mais toujours dans le cadre des recherches personnelles du sociologue. En outre, la réponse aux appels d’offre ou les contrats permettent de varier et de réorienter quelque peu une orientation de recherche trop pointue, ainsi ce sociologue spécialiste de la santé mentale et des réseaux.
« En fait, le contrat (…) j’ai pu avoir cette étude au Ministère de l’Intérieur sur la délinquance. Ça a duré deux ans. Je suis venu après au Labo X. J’ai exploité pas mal de données que j’avais recueillies. J’ai sorti un article « réseaux sociaux » dans Sociétés contemporaines« .
Ce dernier cas présente une illustration intéressante sur la façon dont peut être mis à profit l’appel au marché. Le contrat peut aider le sociologue proche de la situation du « moine » à se dégager de l’attraction négative de cette dernière et à enclencher une nouvelle dynamique de mobilité. Mais on ne peut occulter une nouvelle fois la « motivation financière » sous jacente à l’appel au marché. Les contrats apparaissent ainsi souvent comme des moyens de financer la recherche.
« Pour moi, se pose constamment le problème de savoir comment trouver les sous pour faire des recherches, permettre aux doctorants de voyager, pour financer des travaux. Pour moi, c’est une préoccupation de tous les jours. Je suis constamment en train de me demander comment je vais faire pour payer quelque chose. Je suis responsable des institutions DEA et d’un laboratoire. Quand on a la responsabilité des deux, il ne faut pas se désintéresser des sous. Il faut avoir un petit côté gestionnaire de manière à ne pas bâcler les réponses à des appels d’offre intéressants. » »
Nous serions tentés d’avancer l’idée que l’appel au marché n’intervient donc pas seulement sur le fond des recherches (c’est-à-dire sur les terrains, les thèmes) mais aussi sur leur forme (moyens financiers à disposition). Dans les deux cas, il s’agit de savoir louvoyer judicieusement afin de pouvoir avantageusement concilier contrats et recherche/enseignement.
Par ailleurs, et pour tempérer les idées énoncées plus haut, signalons le cas plus rare – mais non marginal – du sociologue bénéficiant déjà d’une certaine assise et expérience professionnelle et continuant de mener des contrats par « goût » et « intérêt personnel ». Ce cas de figure concerne souvent des petits groupes de sociologues trouvant plaisir à travailler ensemble et qui varient ainsi leurs champs d’intérêts. Plus centré sur le thème de la sociologie urbaine, ce chercheur consacre une partie de son temps à la réponse aux appels d’offre.
« Je viens de finir avec deux collègues une grande enquête sur la lecture. On a fait un rapport, c’était un contrat de recherche pour une maison d’édition.. Une enquête qui s’appelle le « livre chez soi » basée sur les itinéraires de lecteurs. (…) Pour l’instant, c’est encore sous forme de rapport mais on va essayer d’en faire un livre. (…) C’était une belle enquête et j’ai beaucoup aimé ce travail. » »
Variant le thème des contrats, ce sociologue accumule les expériences, ce qui lui permet de rester en contact avec un champ étendu de thèmes d’étude. Il se rapprocherait en cela de l’idéaltype de « l’investisseur », c’est à dire d’un sociologue reconnu, s’investissant dans une grande variété de réseaux.
Maintenir la pratique des contrats et des appels d’offre permettrait de « garder la main » pour le déroulement des enquêtes, semblerait correspondre à un besoin de renouvellement, de curiosité et d’ouverture intellectuelle. Mais avant tout, ce type de démarche serait propice à la rencontre de nouvelles opportunités, et à l’investissement dans de nouveaux réseaux, potentiels de mobilité.
* Le contrat, vecteur de mobilité vis à vis du statut institutionnel
Nous avons vu plus haut que les contrats fournissent des opportunités de déplacement variées sur l’échiquier sociologique, écartant ou rapprochant alternativement le sociologue des quatre figures types de l’ »investisseur », du « pionnier », du « moine » et du « nomade ». Bien que très différentes les unes des autres, ces quatres figures n’en appartiennent pas moins au même espace, au même jeu, régit par les règles du cadre institutionnel. Ainsi, l’appel au marché est vecteur de mobilité à travers l’espace sociologique, il l’est de même en ce qui concerne le « statut » et la « position » institutionnels. Un calcul habile de la part du sociologue pourra donner accès à une mobilité ascensionnelle, plus « choisie » que jamais.
Ainsi, comme nous l’avons vu précédemment, les terrains d’enquête ou de travail pourront être réexploités plus tard et servir indirectement l’avancement dans la carrière.
Un sociologue, dans le cadre d’une mission pour les Nations Unies, profitera de son expérience en Amazonie pour initier une thèse d’État.
« Et bien j’étais dans une impasse, et j’ai passé mon temps à faire le bilan de la Bulgarie et de son peuplement. Mais au départ, c’était pas prévu pour être une thèse, c’était pour l’ONU. J’ai fait une synthèse pour expliquer ce qu’est la Bulgarie. J’ai expliqué que ces gens là ne sont pas des signes ni des demi-hommes. Comme tout était rapé, ça m’intéressait plus de continuer en linguistique et je me suis dit « il faut que j’écrive. »
Le rapport deviendra thèse, le terrain d’un contrat contribuera à faire passer une étape essentielle – la thèse d’État – dans la carrière de sociologue. Passer des contrats avec des organismes privés et publics ne contraint pas toujours à isoler le sociologue en marge du cadre institutionnel. Au contraire, ce nouvel exemple montre qu’ils font partie intégrante de son parcours institutionnel. Dans le cadre d’une commande pour la RATP, le sociologue suivant découvre la formation continue et le management.
« C’est à partir du travail social que j’ai pu découvrir qu’il y a des choses extrêmement intéressantes qui se passent dans l’entreprise. C’est le sujet de mon mémoire d’habilitation. »
Non seulement, les appels d’offre et contrats enrichissent les recherches et les enseignements mais ils vont surtout constituer les ressorts de la mobilité et permettre parfois un bond en avant dans le statut du sociologue.
Suite à une enquête pour une association, ce sociologue en fait une synthèse qui le conduira à publier et à se faire reconnaître.
« L’année suivante, il y a eu un truc qui a joué un rôle important, j’avais fait une sorte de synthèse des deux documents et il y a eu un colloque à Paris sur la culture mongole organisée par un anthropologue. Il cherchait des communications, on m’avait suggéré de contacter une revue spécialisée et d’envoyer un article. J’ai fait cette communication en ne reprenant pas le fond des études pour lesquelles j’avais été payé mais en analysant un autre thème (…). Cette étude a commencé en 88 et j’ai dû terminer en 92-93, j’ai ensuite publié un livre chez l’Harmattan. (…) Mon directeur de thèse est venu me voir et m’a dit que mes entretiens étaient bien, qu’il fallait que je continue et que je devienne en gros sociologue. Et plusieurs de mes collègues m’ont dit « viens nous rejoindre dans le domaine de la sociologie ».
Ce cas, présentant une réaction en chaîne d’événements, pourrait bien faire sortir ce sociologue de son isolement et suggérer la ressource de mobilité contenue dans le marché.
Cependant l’appel au marché se révèle souvent à double tranchant pour le sociologue, lui offrant des opportunités pas forcément en accord avec la perspective de carrière souhaitée.
III.3.3- Le marché, outil à double tranchant d’une mobilité subie
Ce que nous avons appellé la double utilisation des contrats n’est pas systématique et elle s’avère en cela une opportunité précieuse. Une grande partie des contrats ne peut être conjuguée et mise à profit dans le cadre d’une activité de recherche ou d’enseignement. L’appel au marché apparaît d’ailleurs souvent comme un piège pour le sociologue.
Lorsque ce dernier doit d’une part se consacrer entièrement aux contrats et d’autre part varier le thème de ces derniers, il lui est difficile de mener un travail de recherche continu sur un objet précis. Enchaîner les missions ou les appels d’offre peut l’empêcher de se fixer dans un champ d’étude.
Par exemple, un des sociologues interrogés varie les emplois et les terrains tout au long de sa carrière, se plaçant dans la situation du nomade.
« Oui, j’ai changé d’orientation et j’ai changé de milieu (…) Et comme il fallait bien gagner sa vie, j’ai trouvé un contrat de professeur en Afrique. (…) Petit à petit, j’ai glissé dans la voie qui devenait de plus en plus féconde, c’était la linguistique. Oui, j’ai d’abord fait mon terrain, en tant qu’enseignant là-bas, en Afrique. Ensuite, on a voulu m’envoyer au Labrador, mais j’ai eu un contrat en 68 dans une autre ville d’Amérique Latine.
Bien que cette période soit placée sous le signe de la mobilité géographique, elle n’occasionne pas de véritable changement dans sa carrière. Cette situation illustrerait le « paradoxe de l’immobilité causé par une trop grande mobilité ». L’éparpillement et le manque de « cohérence » guetteraient donc souvent le sociologue recouvrant trop souvent à l’appel au marché. De trop fréquents « déplacements » nuiraient à sa carrière.
L’on voit ici qu’une même ressource peut être exploitée différemment et surtout ne pas donner lieu automatiquement à un changement dans le parcours professionnel. Pour se transformer en « opportunité changeante », la ressource doit être manipulée judicieusement, sous peine de se transformer en handicap. Parfois, loin de faire avancer la recherche, le contrat peut la bloquer.
« J’ai d’autres contrats. C’est un problème, je n’ai jamais refusé un contrat de recherche, c’est une habitude que j’ai prise quand j’étais libéral (…) Je reste orienté par la question de la domination mais je n’ai pas le temps de me définir des champs de recherche à cause des contrats (…) Il me faudrait le courage de refuser des contrats pour me constituer un programme de recherche mais ça me paraît idiot. »
La logique des appels d’offre ou des contrats ne favorise pas toujours la démarche de la recherche pure centrée sur un objet particulier et au contraire la retarde.
« Pour ce qui est de la recherche, c’est pas évident, car entre en jeu la logique du labo, c’est-à-dire celle des appels d’offre. Ce qui veut dire qu’on est amenés à faire des recherches qui ne sont pas forcément celles qu’on aimerait faire dans le champ proprement dit. »
Mais surtout, les contacts effectués par des structures publiques ou privées peuvent éloigner le sociologue de son équipe ou de son sujet de recherche, et finalement le marginaliser.
La marginalisation, effet pervers de l’appel au marché, comporte une double dimension ; d’une part elle est vécue concrètement dans le travail quotidien, et d’autre part, elle est ressentie comme un stigmate par le sociologue.
Consacrer tout son temps aux contrats place d’emblée le sociologue dans une position quelque peu originale vis-à-vis d’autres collègues enseignants chercheurs. Un sociologue flirte ainsi quelques années avec un statut de sociologue libéral, tout en tentant de souligner sa vocation de chercheur.
J’ai pendant trois ou quatre ans pu être exclusivement en profession libérale, j’ai même monté une boîte. J’ai eu jusqu’à trois salariés, j’ai été un petit patron en quelque sorte. On avait une équipe que j’ai toujours voulu appeler équipe de recherche et non pas cabinet de consultants. (…) On s’est toujours battu pour être des chercheurs et non pas des consultants, avec un titre un peu hybride en fait. »
Sans forcément basculer complètement à la marge d’une activité sociologique institutionnelle, certaines opportunités issues du marché placent le sociologue dans une situation quelque peu délicate, et font ainsi figure d’opportunités changeantes peu profitables.
« Avant, j’avais publié parce que c’était bon pour ma visibilité, comme on dit. Mais ensuite, j’ai publié des récits que j’avais recueillis en Turquie et j’ai eu le culot d’en faire une publication non scientifique. Ca s’est vendu à des milliers d’exemplaires. J’ai osé faire apparaître un patrimoine oral à l’écrit. J’ai été critiqué parce que dans un patrimoine narratif, vous n’avez pas cette matérialité du texte. »
D’autre part, lorsque la conscience de sa marginalité est mal vécue, le sociologue peut être amené à rejeter les ressources du marché, même lorsque celles-ci restent avantageuses financièrement.
« C’était vraiment exaltant. J’ai eu une autre enquête à faire sur les prospectives de logement à Marseille à l’horizon 85. J’ai appris ce que c’était que la vie d’un fonctionnaire consultant si on peut dire ça comme ça. Je trouvais ça mortel, tout simplement. Je gagnais de l’argent mais c’était une vie bizarre. Il suffisait que je fasse deux entretiens et deux analyses par semaine pour avoir une paye à peu près correcte. Mais sans statut assuré. Parce qu’à aucun moment, j’aurais voulu avoir un poste à temps plein dans ces organismes. Non seulement ça ne m’a jamais tenté, mais c’était un aspect du métier qui me déplaisait souverainement. Avec une hâte, c’est d’intégrer l’université pour ne plus être obligé de faire des questionnaires sur les savonnettes ou sur le Nescafé. (…) Donc, j’ai vécu comme un déchirement pénible le fait que beaucoup d’organismes de consultation et d’enquêtes… d’être vécu comme un universitaire sous-entendu, ça veut automatiquement dire un gauchiste critique, et dans l’autre sens, à l’université, de travailler avec des marchands de soupe. (…) ».
L’appel au marché paraît pour ce sociologue peu compatible avec la construction d’une carrière classique de sociologue, et même antinomique. Dans ce cas extrême, la double utilisation du contrat ne peut être atteinte, et le sociologue écarte les ressources du marché. Enfin, « trop de contrats tue les contrats » et peuvent finir par dégoûter le sociologue.
« Mais c’est vrai que maintenant la tendance est plus ouverte, donc le métier du sociologue a plus reconnu qu’il fallait qu’il y ait une dimension consultant, un peu professionnalisante, donc ça se passe mieux pour ça. Mais moi, à partir du moment où je suis devenu assistant et que j’ai gagné mensuellement correctement ma vie à l’université, je n’ai plus fait aucune étude en parallèle. »
Délaissant cette démarche parfois marginale et marginalisée des contrats et des appels d’offre, il se focalisera sur les ressources offertes dans le cadre institutionnel qui lui permettront peut-être davantage de construire une trajectoire plus stable. Ce choix l’orientera alors vers une nouvelle perspective de carrière, le poussant dans un nouvel espace, vers un nouvel idéaltype.
Conclusion
Le marché des appels d’offre et des contrats que l’on pourrait croire monopolisé par des consultants sociologues se révèle en réalité souvent mis à contribution par notre population de chercheurs et d’enseignants chercheurs. Lorsque le sociologue identifie un contrat ou un appel d’offre « en accord » avec ses orientations méthodologiques ou ses thèmes de recherche, il est susceptible de l’obtenir et en même temps de l’exploiter et de l’intégrer dans son travail de chercheur ou d’enseignant chercheur.
De façon plus marginale, le contrat permet à un étudiant, un chercheur dans un autre champ que la sociologie, de se mettre en contact, d’approcher la sociologie. Le marché construirait un pont, un point de passage entre la « sociologie » et d’autres champs disciplinaires, que ne fournirait pas « l’institutionnel » (n’acceptant par définition que des individus formés et insérés dans son cercle). A l’inverse, le marché occasionnerait parfois des « sorties » du champ institutionnel strict, plaçant le sociologue dans une position peu avantageuse (ce que nous pourrions appeller les « effets pervers ».) L’image du pont semblerait donc bien correspondre à cette idée de double mouvement d’entrées et de sorties, du passage du champ sociologique à d’autres champs.
L’appel au marché s’est révélé pour cette dernière raison à double tranchant : ressource dans un cas, « objet de perdition » dans un autre cas. En cela, nous préférons parler d »outils » issus du marché plutôt que de « ressources ». Tout l’enjeu des contrats ou des appels d’offre repose sur cette habileté à combiner les contraintes issues du marché à l’intérêt et aux objectifs personnels du sociologue (en terme de recherche, de financement, d’avancement dans la carrière…).
Concilier contrat et recherche, contrat et « promotion » n’est pas toujours possible ou tout au moins réalisable pour le sociologue. Contrat ne signifie pas systématiquement facteur de mobilité, dans le sens souhaitable du terme, mais peut-être synonyme d’enfermement.
D’autre part, si le marché porte son lot de contraintes au travers des contrats, il paraît assujetti implicitement aux contraintes du champ institutionnel. Les contraintes du marché sont d’autant plus contraignantes que celles de l’institutionnel sont vécues elles-aussi comme contraignantes…
Il convient en effet de garder à l’esprit que le sociologue mobilise le marché avec des visées institutionnelles. Il ne saurait faire abstraction du cadre institutionnel dans lequel il évolue, mais au contraire, il doit le prendre en compte continuellement. Le chercheur et/ou l’enseignant chercheur ne sont pas toujours libre d’utiliser à leur guise appels d’offre et contrats, ou les utilisent différemment selon les moments de la carrière. Leur situation et assise institutionnelle conditionnent en grande partie leur façon de recourir au marché. Ainsi par exemple l’attitude vis à vis des contrats pourra se révéler plus sélective lorsque le sociologue trouve une relative stabilité dans sa carrière.
« Maintenant, je suis très sollicité car je commence à être un peu connu. C’est le prix à payer pour la notoriété… Il y a un double risque : avoir la grosse tête et être submergé de travail, et ne plus pouvoir faire de choix. Maintenant, je réponds de moins en moins à des appels d’offre… C’est agréable (…). »
Les contrats apparaissent davantage comme des opportunités à manier avec précaution et adresse que comme la panacée du sociologue; d’autant plus qu’ils se placent dans le cadre de contraintes de l’institutionnel. Au sociologue de savoir jouer et d’adopter la meilleure stratégie pour évoluer et faire preuve de mobilité.
Nous venons donc d’analyser les différentes ressources à la disposition des sociologues en vue d’un quelconque changement dans leur trajectoire professionnelle. Le choix de telle ou telle stratégie dépend, non seulement du contexte dans lequel se trouve le sociologue et du jeu de contraintes auquel il doit faire face, mais aussi de conseils. En effet, on constate qu’il y a un acteur-clé compétent qui guide le sociologue tout au long de sa carrière.
III.4- La place du directeur de thèse dans la mobilité du sociologue
III.4.1 – L’acteur-Clé
Certains directeurs de thèse ne s’investissent que de façon marginale dans les thèses qu’ils dirigent, mais ce n’est pas le cas de tous. Pour beaucoup de sociologues, le directeur de thèse est resté la figure de proue de leur carrière. C’est à ces derniers que nous allons plus particulièrement nous intéresser maintenant.
Pour les doctorants qu’ils ont été et les sociologues qu’ils sont devenus, les personnes interrogées considèrent que leurs directeurs de thèse sont restés des personnages centraux et déterminants pour l’ensemble de leur carrière. Nous avons qualifié d’“acteur-clés” ces personnages qui exercent une influence durable sur la carrière des sociologues.
La notion d’“acteur-clé” est un emprunt à la sociologie des organisations. Philippe Bernoux[13] définit la notion “d’acteur-clé” comme étant celui qui possède un pouvoir, une autorité ou une influence suffisants pour être en mesure de prendre des décisions importantes ou d’influer sur elles pour l’avenir du groupe dans lequel il est inséré (…) ou au moins de peser sur ses décisions. Transférée à notre cadre d’étude, nous compléterons cette définition en l’enrichissant d’une acception temporelle. Ainsi dirons-nous aussi qu’un “acteur-clé” est un individu qui prend une place centrale tout au long du déroulement de la carrière d’un sociologue.
III.4.2- Disposer ou non d’un acteur-clé?
L’acteur-clé n’est pas totalement indispensable. Toutefois, les sociologues qui ont tenté de se “construire” eux-mêmes et sans bénéficier des conseils et des expériences d’un acteur-clé cumulent les difficultés.
« Je suis passé par tout, j’ai même eu un contrat emploi-solidarité au LASMAS… et entre les contrats, j’étais au chômage ».
A plus de 40 ans, ce sociologue reste prisonnier du statut incertain de vacataire et il en tire la leçon suivante:
« Il faut faire des études quand il faut et où il faut, puis passer des concours, il ne faut pas être marginal. »
Comme l’explique cette jeune sociologue, le défaut d’acteur-clé peut provenir d’un non-investissement du directeur de thèse :
« Je travaillais chez moi, ce n’était que lorsque j’avais produit quelque chose que j’allais voir mon directeur de thèse (…). Je n’étais pas si isolée… mais sans insertion dans une équipe. »
Quand l’acteur-clé prend sa retraite, le doctorant peut en subir les conséquences :
« A. Memmi était à la retraite et sans lui, le centre n’avait pas beaucoup de sens. J’ai donc investi mes intérêts différemment ».
L’acteur-clé peut aussi, de lui-même, se retirer d’une dynamique :
« Puisque l’équipe d’Andrée Michel s’arrêtait, nous, les membres de son équipe, on cherchait un point de chute ».
Que ce défaut d’acteur-clé ait été voulu ou subi, la situation du sociologue qui n’est pas “soutenu” reste précaire.
A défaut d’acteur-clé et pour compenser une direction de thèse peu intense, la femme de l’un des chercheurs interrogés l’aide de façon quotidienne à élaborer sa réflexion:
« J’ai infiniment plus discuté de ce travail (de thèse) avec ma femme que lors de la soutenance (…). (Ma femme), c’est vraiment la personne avec laquelle j’ai confronté mes idées, sur des années et des mois ».
Si nous n’avons pas particulièrement défini d’entrée de jeu l’acteur-clé comme un directeur de thèse, c’est précisément parce qu’il ne l’est pas obligatoirement. Ainsi, le conjoint du sociologue peut, lui aussi, correspondre à la définition que nous avons donné de l’“acteur-clé”.
Mais de façon générale il est vrai, l’“acteur-clé” a souvent été le directeur d’une des thèses que les sociologues ont soutenues. La thèse, ce travail de longue haleine qui est dirigé, corrigé et orienté par le directeur de thèse, peut laisser une empreinte sur le parcours professionnel du sociologue. Tout au long de sa carrière, les opportunités rencontrées sont fréquemment associées à l’intervention et à la mobilisation (passive ou active) de celui qui reste la principale référence: le directeur de thèse.
III.4.3- Le mandarin
Les sociologues affublent certains directeurs de laboratoire du qualificatif de “mandarin” pour leur reprocher leur figure “charismatique”, une certaine rigidité, un comportement prétentieux et dominateur ou une certaine distance affective. Toutefois, quand les sociologues évoquent les “vrais mandarins », ils font référence aux grandes figures, aux pionniers de la sociologie. Et aujourd’hui, contrairement à autrefois, ne pourrait-on plus devenir un “mandarin”?
Il nous semble qu’en réalité, le “mandarin” n’est qu’une représentation, il ne correspond guère à une réalité. Il paraît n’être qu’une figure imaginaire, qu’une construction cathartique, un exutoire des “coups bas”, des jalousies, et des embûches que le sociologue rencontre sur son parcours.
III.4.4- L’“acteur-clé”, un traducteur
Le sociologue mobilise « l’acteur-clé » mais la réciproque est vraie aussi. L’ »acteur-clé » est avant tout un traducteur. Mobiliser, c’est rendre mobile des entités qui ne l’étaient pas. La mobilisation suggère déjà la notion de déplacement qui s’insère dans la notion de traduction : Traduire, c’est exprimer dans son propre langage les intérêts des autres, c’est s’ériger en porte-parole en effectuant des déplacements de buts ou d’intérêts. Traduire, c’est aussi formuler une équivalence entre des séries de préoccupations, des types d’activités, des catégories d’énoncés et de discours qui diffèrent.[14]
L’“acteur-clé” est aussi un entrepreneur dont l’activité consiste à créer et à combiner une série de ressources hétérogènes de type conceptuel, économique et humain. L’entreprise qu’il dirige peut être plus ou moins grande, elle peut exister sous une forme individuelle ou de groupe, par exemple sous forme d’un laboratoire. Ainsi, l’allocataire fait-il partie de ces ressources :
« Je trouve fondamental qu’il y ait des doctorants dans un labo. Un laboratoire sans allocataires, c’est la mort d’un labo »
Quelle que soit la taille de l’entreprise, la survie de celle-ci dépend de ses ressources. Le doctorant choisit son directeur de thèse à condition qu’il puisse le mobiliser et inversement. Chacun essaye de traduire ce qui est traduisible pour lui.
Pour décoder le monde opaque de la sociologie, le doctorant a besoin d’informations qui lui sont fournies par l’ »acteur-clé ». En effet, une sociologue déclare:
« La thèse, c’était la montagne à l’époque, je ne voyais pas ce qu’il y avait derrière ».
Bien souvent, le doctorant n’est pas en mesure d’imaginer la réalité insaisissable du “monde de la sociologie”.
« Quand on fait une thèse, (…) on se fait des illusions ».
De la part du doctorant, on peut repérer une véritable attente de conseils. Il est face à une langue qu’il ne parle pas et pour la comprendre, il a besoin d’un traducteur qui puisse la lui décoder. C’est ce que montrent les propos suivants:
« Alors ce que j’ai fait, c’est que je suis allé chez X, j’ai pris mon courage à deux mains et je suis allé lui demander ce que je devais faire pour faire ce qu’il faisait lui et les gens qui travaillaient avec lui ».
Face à cette attente, l’ »acteur-clé » mobilisé conseille le sociologue :
« Mon directeur m’a recommandé de passer ma thèse. Il m’a montré par A+B l’intérêt de la thèse pour ma carrière ».
A en croire cette autre sociologue, son départ au Canada ne correspond pas à sa propre initiative:
« A ce moment là, ça a fait “kling” dans la tête d’Annie Thébaut ».
Vient alors une solution qui puisse tenir compte des contraintes que le doctorant ne repère pas toutes: « Elle m’a demandé: “Pourquoi ne pas prendre contact…?” …avec des gens qu’elle avait rencontré dans le cadre de son doctorat à Montréal ».
Mais au delà du conseil, les « acteur-clés » jouent leur rôle de “traducteur” en apportant leur propre “vision du monde” de la sociologie[15]. Un enseignant-chercheur explique que son directeur de thèse lui a permis de comprendre qu’en sociologie, « il y a des calculs, de la magouille, des stratégies, de l’ambition… ».
A son futur allocataire ou doctorant, l’“acteur-clé” donne tout d’abord des conseils relatifs au choix du sujet. Ces conseils s’inscrivent dans une logique de dépendance réciproque. Il s’agit d’une négociation dont le comportement coopératif conditionne la durabilité de la relation qui s’installe entre les deux. La formulation d’équivalences semble d’autant mieux réussir qu’elle est le fruit d’une coopération qui permet de créer en commun de la valeur durable, c’est-à-dire de la matière qui sera traduisible dans l’avenir. Elle sera d’autant plus fertile qu’elle saura anticiper sur des futurs intérêts à traduire. Si la traduction ne tient pas compte des intérêts futurs, elle peut aboutir à une impasse : » J’étais dans une tour d’ivoire pendant mes années de thèse. Dans cette atmosphère nous ne nous rendions pas compte qu’il n’y avait pas d’audience pour nos sujets. C’est après, lors de la soutenance de la thèse que nous nous en sommes rendus compte. »
L’ »acteur-clé » aide l’étudiant à formuler une équivalence qui anticipe sur des futurs intérêts traduisibles. C’est notamment ce que l’on comprend des expériences de la personne suivante :
» Quand je suis allé voir X en 75, je voulais travailler sur la chanson d’amour… il m’a regardé d’un œil… il m’a dit “vous voulez faire quoi après votre thèse”? Je lui ai dit: “je veux devenir prof.” et il m’a dit que c’était un sujet casse-gueule. Par contre, il m’a dit (…) vous pouvez accéder au monde médical… Faite donc une thèse sur les médecins! ».
Quand l’ »acteur-clé » n’a pas les compétences pour répondre à l’attente du futur doctorant, c’est-à-dire lorsqu’il n’arrive pas à formuler une équivalence entre ses activités de recherche et les intérêts de celui-ci, il le guide vers un autre traducteur. Il le fait bénéficier de ses réseaux avec d’autres traducteurs. Cet acte de délégation est en soi une traduction entre deux traducteurs
:« …J’en ai parlé à X et il a sorti son calepin avec l’élastique autour, il m’a dit: “je vais te donner le nom de quelqu’un, tu viendras la voir de ma part, c’est une de mes anciennes thésardes”.
De part son activité de traduction, l’ »acteur-clé » prend une place importante dans la carrière du sociologue[16], car il condense un certain nombre de connaissances qui permettent à celui-ci de décoder le langage de la sociologie. Mais très concrètement, nous allons comprendre que l’ »acteur-clé » est indispensable de part sa qualité de “pourvoyeur d’outils”. Il permet notamment l’accès aux deux types de ressources essentielles pour le sociologue : les ressources institutionnelles et les ressources du marché qui sont les moteurs de la mobilité professionnelle.
III.4.5- L’ »acteur-clé » permet l’accès aux ressources du marché
Actuellement, un des chercheurs travaille dans un laboratoire qui finance les travaux de terrains par des contrats avec des sociétés privées ou publiques. Mais il est parfois difficile de renouveler un contrat, nous explique-t-il. Quand, de la part des commanditaires, les réticences deviennent trop importantes, il a recours à l’ »acteur-clé »:
« …Puisqu’on avait plus le contrat, on faisait intervenir les grands. C’est X et Y, les sociologues les plus structurés qui venaient avec des projets très bien faits », et là, les commanditaires peuvent être certains que « les résultats de ces appels d’offres ne seront jamais catastrophiques ».
Ainsi pouvons-nous constater que l’intervention de l’ »acteur-clé » permet l’accès aux ressources du marché. Par l’entremise de ce dernier, le sociologue obtient notamment des contrats. Même quand il n’est encore qu’un doctorant, le sociologue peut déjà jouir de l’intervention de l’ »acteur-clé » et de l’accès à certaines ressources du marché. Il s’agit par exemple de l’accès au financement de la thèse.
Pour obtenir le financement de sa thèse, une jeune sociologue a passé « un contrat avec le laboratoire X« , mais c’est une opportunité que lui a offerte son directeur de thèse, qui lui fait bénéficier de son réseau: « Ma directrice de thèse avait été un moment au laboratoire Z, elle y avait des contacts avec un sociologue qui était un camarade de promotion ». De même, une de ses consœurs a obtenu un financement sur l’ensemble de la période de la thèse par la médiation de son directeur de thèse:
« Le fait est que je n’ai jamais eu de rupture financière longue, grâce à la volonté de X d’avoir une équipe hors de ces problèmes.(…) On a donc assuré la précarité dans la continuité. J’ai fait des vacations,(…) j’ai travaillé en CDD… »
III.4.6- L’ »acteur-clé » autorise l’accès aux ressources institutionnelles
L’ »acteur-clé » infère parfois directement sur l’obtention du diplôme ou sur la réussite à l’examen subit par le doctorant :
« Il se trouve qu’à la fin de la première année de Doctorat, il y a un examen de passage en deuxième année, qui est l’équivalent du DEA, et quand il m’a convoqué pour l’oral (…) j’ai dit que “ce jour là, j’ai un examen à Science-Po”. Et alors il m’a dit, “ah, c’est pas important. On se passera de vous”. Ca voulait dire qu’il me faisait passer en deuxième année de doctorat ».
Ainsi, dès le début de sa carrière, le sociologue entame une mobilité institutionnelle par la médiation de son « acteur-clé ». Pour obtenir le statut de moniteur, le sociologue suivant ne contacte pas son directeur de thèse mais une de ses anciennes enseignantes qui n’en deviendra pas moins « l’acteur-clé » de sa carrière:
« X(…) m’a permis de faire un enseignement à Nanterre, comme moniteur ».
Il y a une omniprésence de l’ »acteur-clé » sur l’ensemble de la carrière du sociologue, et on peut constater qu’il intervient à chaque moment important pour permettre, s’il en a les moyens, la mobilité professionnelle du sociologue.
Toujours sur le plan institutionnel, l’ »acteur-clé » intervient pour offrir au doctorant une titularisation et donc, l’obtention d’un poste: cet enseignant-chercheur précise qu’il est « chercheur dans un laboratoire de la formation nationale des sciences politiques qui s’appelle l’Observatoire Sociologique du Changement et qui est dirigé par X ». Il en est de même pour une autre sociologue qui obtient une titularisation, grâce à un directeur de thèse qui dispose de nombreuses ressources en termes de réseau:
« Moi je n’étais pas encore titularisée, mais seulement assistante de recherche. (…) Mon directeur de thèse s’est déplacé pour soutenir ma candidature: (…) X m’a soutenue ».
Autre mode d’accès aux ressources institutionnelles, la publication de l’ouvrage d’un sociologue est souvent facilitée ou rendue possible par l’ »acteur-clé ». Un chercheur relate la réflexion que lui a faite son directeur de thèse:
“A terme, quand tu auras fini ta thèse, tu nous fais le livre sur ce thème parce qu’il ne faut pas se contenter d’un numéro de revue” ».
Un autre déclare aussi: « J’avais envoyé ma thèse à un éditeur qui était d’ailleurs intéressé (…). C’est marrant, je n’étais vraiment pas dans ce genre de perspective… », mais comme il le précise, c’était une « suggestion de X ». Si l’ »acteur-clé » permet à son doctorant de publier, c’est qu’il lui fait confiance. A l’image de l’entrepreneur l’ »acteur-clé » est amené à prendre des risques. Pour le sociologue, sa capacité à anticiper de façon positive ses travaux constitue une forme d’impulsion.
L’ »acteur-clé » ne se contente pas d’exercer son appui sur la seule période de la thèse. En effet, il peut se prolonger notamment quand il est offert au sociologue de succéder aux postes occupés par son « acteur-clé ». Quand l’heure de la retraite s’annonce pour les uns, une opportunité de mobilité professionnelle s’annonce pour d’autres :
« J’ai été élu président de l’association des sociologues de l’enseignement supérieur… J’ai succédé à X (…) Bon, il a soutenu ma candidature ».
De même, une autre sociologue déclare: « X m’a demandé de devenir secrétaire générale d’un centre de recherche sur la dépendance… »
L’exemple le plus révélateur et le plus visible de la relation de coopération est celui de la co-publication. Elle marque symboliquement l’accomplissement de la phase d’apprentissage par la formulation d’une “équivalence” entre les préoccupations du sociologue et de son « acteur-clé ». Elle est un acte qui tend à sauvegarder, maintenir, consolider, voire renforcer la qualité de la relation entre les partenaires. L’initié sort des coulisses et devient collaborateur de l’ »acteur-clé ». C’est pour lui une opportunité de mobilité en ce qu’elle le dote d’une marge de notoriété suffisante pour sa réussite et sa future autonomisation. L’une des femmes rencontrées explique que tout son « travail était tutoré par X: C’est pour ça qu’on a ensuite toujours publié ensemble (…) en 1988, 89, 90, et en fonction de nos sujets. »
Cet autre chercheur précise lui aussi qu’il s’« apprêtait à » traiter seul son thème « de manière plus approfondie, quand X lui a proposé d’écrire avec lui. »
A la suite d’Erhard Friedberg[17], nous pouvons qualifier le paysage sociologique de “système d’action concrêt”, car le sociologue ne semble pouvoir se “construire” que dans l’interaction avec d’autres sociologues et plus précisément, avec l’ »acteur-clé ». Précisément, la co-rédaction nécessite un degré extrême d’interaction, ce que confirme ce sociologue:
« La sociologie, c’est un métier de co-production, il faut une interaction entre le thésard et le responsable de thèse. Moi c’était comme ça avec X ».[18]
III.4.7- L’ »acteur-clé » est un pourvoyeur “d’outils”, un réservoir de ressources indifférenciées
Comme nous venons de le montrer, l’ »acteur-clé » joue un rôle central dans l’accès aux ressources institutionnelles comme à celles du marché. « L’acteur-clé » n’est pas incontournable, mais il reste déterminant pour la mobilité professionnelle des sociologues.
Nous notons cependant qu’il est souvent difficile de constater une logique linéaire et causale qui puisse associer un type d’intervention de l’ »acteur-clé » à un type de ressource offerte au sociologue. Il semble plus pertinent de penser l’action de l’ »acteur-clé » en terme “d’outils”. En effet, il procure au sociologue des conseils et lui autorise l’accès à des ressources relativement indifférenciées. C’est à dire qu’ils permettent plusieurs types de mobilités à la fois. Ils sont un accès au marché autant qu’à l’institution.
Par exemple: alors qu’il a déjà fait ses preuves, le doctorant ou le jeune sociologue peut se voir attribuer la charge de séminaires d’enseignements par l’intermédiaire de l’acteur-clé :
« A l’automne 78, le directeur a vu que ça se passait bien et il m’a proposé la charge complète d’un cours ».
C’est aussi le cas d’un chercheur (mais non enseignant). Grâce à son « acteur-clé », il accède malgré tout à l’opportunité d’enseigner:
« J’ai enseigné (…) à Paris VI et à l’École Pratique des Hautes Études, avec X. »
Le chercheur, pour construire son réseau, manque d’un public et de la reconnaissance universitaire dont dispose l’enseignant-chercheur. Ainsi, pour rétablir un équilibre, la stratégie du chercheur consiste à obtenir la charge de quelques cours de séminaires: « En fait, c’est l’invitation de gens qui viennent présenter leurs propres trucs, on peut appeler ça “enseigner” si on veut », mais en réalité, le jeune chercheur accède à une “auto-publicité” par l’entremise de l’ »acteur-clé ».
On le voit bien, en termes de mobilité immédiate, l’ »acteur-clé » n’a facilité l’accès à aucune ressource particulière. En revanche, par le biais des séminaires d’enseignement, il offre un outil potentiellement créateur de notoriété ; notoriété qui pourra par la suite être mobilisée de diverses manières par le sociologue pour la convertir en une mobilité professionnelle. L’accroissement de notoriété peut permettre d’obtenir plus facilement un contrat. Il peut tout autant permettre d’obtenir un nouveau statut et de nouvelles responsabilités.
Notre propos est donc de penser que l’ »acteur-clé » est d’abord un pourvoyeur “d’outils” potentiellement mobilisables par le sociologue pour gérer son parcours professionnel au sein de l’espace de la sociologie.
Prenons un second exemple, celui du choix de la maison d’édition. Un sociologue, n’ayant pas d’autres références, se tourne vers la seule maison d’édition que lui indique son directeur de thèse: « Je me suis tourné vers les éditions du Seuil. X avait déjà pas mal publié au Seuil ». En quelque sorte, l’ »acteur-clé » vient “traduire”, pour le doctorant, le mystérieux langage des maisons d’édition. Mais là encore, la publication et le choix de la maison d’édition permettent un potentiel accroissement de notoriété. Charge ensuite au sociologue de convertir cette notoriété en mobilité professionnelle. Cette mobilité pourra s’inscrire dans “le marché” comme elle pourra être institutionnelle. L’ »acteur-clé » fournit un “outil” que le sociologue peut mobiliser diversement. Enfin, il est un réservoir de ressources indifférenciées.
III.4.8- Deux types d’intervention des « acteur-clés »
De l’ensemble des situations où l’ »acteur-cléf » plaide et intervient en faveur du sociologue pour le soutenir dans l’avancement de sa carrière, nous pouvons dégager deux grands types d’interventions.
Quand il vient soutenir publiquement la candidature du sociologue à un poste d’enseignant ou de chercheur par exemple, quand il recommande le sociologue auprès de ses collègues, il valide publiquement le sociologue.
Quand il recrute lui-même le sociologue ou quand il lui permet d’accéder à une publication, à une maison d’édition, ou à un séminaire d’enseignement, « l’acteur-clé » valide encore le sociologue, mais de façon plus implicite.
En somme, il est un “autre significatif” porteur de “nomos” qui procède toujours à une validation du sociologue[19]. On repère une validation par l’affirmation, publiquement exprimée, de l’estime qu’il porte au sociologue. Un autre type de validation passe ainsi par l’affirmation symbolique et implicite de l’estime qu’il porte au sociologue.
Quelles mobilités?
De façon générale, l’ »acteur-clé » intervient et plaide en faveur du doctorant qu’il instruit, qu’il guide et qu’il protège. L'(ex)doctorant peut donc tirer plusieurs types de “bénéfices” de sa relation avec lui.
Toutefois, cette relation peut parfois se transformer en “déficit” pour le doctorant, notamment si l’ »acteur-clé » est particulièrement contesté ou critiqué. C’est le cas de ce sociologue, victime de la marginalité de son directeur de thèse: « …et j’étais coincé par le fait que ça soit X, marxiste notoire et bien connu, qui avait été mon directeur de thèse en troisième cycle ». Ainsi, la médiation et l’intervention de l’ »acteur-clé » n’est pas toujours “positive” pour le sociologue qui peut alors entamer une mobilité non “ascendante” mais marginalisante.
Dans un tel contexte, quand les marges d’action se restreignent et que le thésard s’engage dans une “voie sans issue”, il reste une solution, celle de la “rupture” ou mieux, celle du “contournement”. En acceptant de se couper du réseau, des conseils et des outils qu’il procure, il est toujours possible de quitter l’éventuelle influence pénalisante d’un « acteur-clé » : « X m’avait conseillé de continuer sur les médecins. Mais cette fois, j’ai décidé de ne pas être sage. J’ai fait de l’épistémologie ». Il en est de même pour cette autre personne: « Dès lors que j’ai pu prendre mes distances, je l’ai fait ». Mais ayant réussit à se construire une notoriété ailleurs, elle peut ensuite, « revenir dans le giron » de son « acteur-clé ». Il a pu procéder à un “contournement”, revenant avec les atouts suffisants dans son jeu, lui garantissant autonomie et indépendance: « (Plus tard), je suis revenu dans le giron de X, mais avec un statut complètement différent ».
Pouvant trouver les ressources de leurs mobilités par d’autre biais, les sociologues ne sont donc jamais tout à fait “prisonniers” de leurs « acteur-clés ». La mobilité des sociologues n’est donc pas seulement le fait de ces derniers. Il n’est pas moins vrai cependant, que les « acteurs-clés » sont des “catalyseurs” qui accélèrent très sensiblement la mobilité professionnelle des sociologues.
Même si, comme nous venons de le constater, l’intervention d’un « acteur-clé » peut devenir pénalisante et marginalisante, on peut noter que cette intervention vise toujours un même but : la multiplication des rencontres, des expériences et des opportunités professionnelles. Ainsi, son intervention vise une mobilité “positive” qui permet au sociologue de s’extirper de la marginalité. Dans l’espace de la sociologie que nous avons modélisé, les « acteur-clés » sont des vecteurs de l’ascension verticale des sociologues. Ils accélèrent un processus de densification du réseau de ces sociologues.
Conclusion
Dans un premier temps, nous avons défini un espace social dans lequel évoluent les sociologues. La densité du réseau et le rapport à l’objet sont apparus comme les éléments structurant ce groupe professionnel. En effet, tous les sociologues que nous avons inteviewés racontent leur trajectoire par rapport à leur(s) objet(s) d’étude et par rapport au réseau relationnel qu’ils ont mobilisé au cours de leur carrière : le rapport au réseau et à l’objet sont imbriqués. D’une part, le réseau donne sens et envergure à l’objet : les publications sont nécessaires pour faire connaître son objet dans la communauté de sociologues et être réutilisées par eux. La reconnaissance de l’objet d’étude permet d’étendre son réseau relationnel. C’est le principe du cercle vertueux. D’autre part, le choix d’un objet d’étude porteur permet de s’inscrire dans un réseau relationnel qui ouvre des opportunités d’évolution à plus ou moins long terme.
Le critère du rapport à l’objet et celui de la densité du réseau relationnel sont donc complémentaires. De leur conjonction résultent quatre idéaltypes : l’ »investisseur », l’ »expert », le « moine » et le « nomade » Ces quatre figures permettent de rendre compte de la diversité des modes d’exercice de la sociologie, ou des façons d’être sociologue. Les sociologues se situent différemment par rapport à ces deux critères, que nous avons matérialisés sous forme d’axes. Nos sociologues ont donc des pratiques différentes qui, une fois modélisées, nous ont permis de faire ressortir des philosophies de carrière. Le « moine » privilégie son objet d’étude à sa carrière, contrairement à l’ »expert » Le « nomade » est isolé du champ de la sociologie par les difficultés qu’il rencontre pour se raccrocher à l’un ou l’autre des critères que nous avons utilisés pour caractériser la « population » des sociologues. L’ »investisseur » se caractérise à la fois par une infidélité à un objet de recherche et une forte mobilisation de son réseau. Ainsi, ce groupe, qui pourrait apparaître comme désuni et hétérogène, construit sa cohérence autour de ces deux dimensions, qui participent à la définition de son identité professionnelle.
Ces figures idéal typiques représentent des états de fonctionnement de nos sociologues. Or ces états ne sont pas stables en réalité. Nous l’avons dit, c’est aux trajectoires des sociologues que nous nous intéressons. Trajectoire, c’est-à-dire mobilité. Les sociologues se rapprochent de plusieurs figures idéaltypiques. En effet, ils peuvent agir de façon à fidéliser leur objet ou changer d’objet ainsi que trouver les moyens d’étendre leur réseau avec les milieux de la sociologie, comme se fermer des réseaux. Aux différentes figures idéaltypiques correspondent différentes mobilités[20]. Cette mobilité n’est pas une donnée mais un construit dont les sociologues sont les acteurs. Ainsi, pour se mouvoir dans l’espace social de la sociologie, nos chercheurs mobilisent des ressources qui leur permettront par exemple d’exprimer, de valoriser l’état d’avancement de leurs recherches autour d’un objet, aussi bien, et parfois en même temps, que d’élargir un réseau de relations pouvant ainsi être mis au service de leur(s) objet(s).
Ces ressources sont de trois ordres. Le sociologue peut faire évoluer sa carrière par le biais de l’institutionnel, de l’appel au marché et de ses relations avec les « acteur-clés » de la sociologie. L’acteur peut tout d’abord mobiliser les rouages de l’institution en termes de poste, de grade, d’accès aux publications. Il peut aussi répondre à des appels d’offre, établir des liens avec des acteurs extérieurs à la sociologie, sur ce que nous avons appelé « le marché ». Enfin, les sociologues que nous avons qualifiés d’ »acteur-clés » constituent des pôles d’attraction en ce sens qu’ils sont des moyens d’accès aux autres ressources. Ces ressources constituent donc un cadre commun, un éventail commun de moyens que les sociologues peuvent mobiliser. Ce cadre commun est aussi un élément fédérateur de la communauté des sociologues.
Enfin, ces ressources ne sont disponibles ni également, ni en quantité illimitée. Elles sont rares. Ainsi, les candidatures à un poste de Maître de conférences sont nombreuses, de même que les réponses aux appels d’offre, ou que la quête de relations privilégiées avec l’ »acteur-clé ». Cette rareté des ressources engendre une concurrence entre les sociologues qui doivent s’en approprier de nouvelles. Cette compétition pour l’accès aux ressources contribue à la constitution de la communauté des sociologues. D’autre part, s’il y a compétition et mobilisation du même type de ressources, cela ne veut pas dire que nos sociologues soient tous à égalité devant l’acquisition de nouvelles ressources. En effet, aux différentes figures idéal typiques correspondent des potentiels différents ou des stratégies différentes de mobilisation de telle ou telle ressource. Ainsi, le « moine » sera plus tenté d’acquérir des ressources de type institutionnel tandis que le « nomade » pourra s’intéresser plus activement aux réponses à des appels d’offre ou que l’ »expert » aura plus une optique de tri de ses ressources institutionnelles que de création de celles-ci qu’il possède déjà dans une certaine mesure.
Notre approche a donc consisté à mettre en évidence la communauté des sociologues. Nous avons essayé de rendre compte de l’existence d’une communauté en dessinant les éléments qui semblent rapprocher ses membres. Ces éléments se retrouvent à la fois dans un espace social commun délimité par les quatre figures idéal typiques des sociologues, dans le cadre commun de ressources mobilisables par les sociologues et dans la compétition qui existe entre ces acteurs pour accéder à de nouvelles ressources. Le travail de L. Boltanski [21](1982) est intéressant à ce titre. Dans son ouvrage sur la construction du groupe social des cadres, il se pose « la question de la relation que les cadres entretiennent avec la personne collective qu’ils ont façonnée et qui les a façonnés en retour ou, ce qui revient au même, avec leur identité sociale » (p. 463). En faisant appel à l’histoire, pour reconstruire la genèse sociale du groupe, il met en évidence l’existence de « points saillants » (p. 469) dans la représentation sociale de ce groupe, de « cas exemplaires qui viennent spontanément à l’esprit » (p. 469). Après avoir démontré l’extrême diversité qui prédomine chez les « cadres », vocable qui désigne aussi bien un ancien ouvrier devenu chef d’atelier qu’un membre de la bourgeoisie parisienne issu des grandes écoles dirigeant une grande entreprise, il met donc en exergue l’existence de ce groupe, qu’il qualifie d’ « ensemble flou ». Il montre que les mécanismes de brouillage de la perception participent à la cohésion de cet ensemble, dans le sens où ce mécanisme permet au champ de s’élargir, et d’ouvrir le jeu de la compétition pour l’accès au statut de cadre. Cependant, il démontre que celui-ci est mobilisé différemment, mais que tous trouvent un intérêt à son existence. Il n’est pas mobilisé pour les mêmes raisons. Il apparaît alors que nos sociologues constituent eux aussi un ensemble flou, une communauté de professionnels.
En ce sens, notre approche s’oppose aux approches en termes de système d’acteurs. Nous nous sommes attachés à démontrer l’existence d’une communauté de professionnels et non pas à décrire d’éventuels liens concrêts entre acteurs. On pourra nous opposer que ce sont aussi les liens entre les personnes qui permettent de définir un groupe. Là n’était pas notre objet. D’autre part, notre approche de la communauté diffère des conceptions de l’identité de Claude Dubar qui se situe au niveau de l’apprentissage individuel, et de l’opposition entre l’identité imposée par le groupe et l’identité propre à l’acteur.
Enfin, nous avons essentiellement travaillé sur les trajectoires, pratiques et ressources afin de démontrer l’existence de la communauté des sociologues. Cependant, il existe d’autres éléments qui nous permettraient d’en approfondir la connaissance : les représentations sociales. Tout d’abord, nous avons travaillé sur des récits, dans l’analyse desquels nous avons pu percevoir une reconstruction de la trajectoire de ces acteurs. En effet, leurs trajectoires nous ont été présentées comme plus cohérentes qu’il nous semble qu’elles l’aient été dans la réalité. Les représentations sociales, « c’est la façon dont les individus théorisent les expériences qu’ils connaissent, en parlent et, en outre, la façon dont les théories ainsi formées les amènent à construire la réalité et, dernier ressort, à déterminer leurs propres comportements. » (Moscovici, 1979)[22]
BIBLIOGRAPHIE
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[1] Michel Callon, 1989, La science et ses réseaux, Paris, éditions la découverte.
[2] Catherine Paradeise, Rhétorique professionnelle et expertise, in Sociologie du Travail, n°1-1985.
[3] Odile Chenal, Danièle Geritsen ( et alii ), Des générations de sociologues, in l’Exercice professionnel de la sociologie, CNRS/IRESCO, 1987.
[4] Frederik Mispelblom, Les sciences sociales de la mission au métier, in L’Homme et la Société, n° mai 1993, p9.
[5] Michel Callon (sous la direction de..), La science et ses réseaux, Paris, La découverte, 1989.
[6] Bernard Latour, La vie de laboratoire, Paris, La découverte, 1988
[7] Robert K. Merton, “ La science et l’Evangile selon Saint-Mathieu ”, Etudes des systèmes de récompense et de communication dans le domaine de la Science, in Le progrès scientifique, 1969, n°136, pp16-37.
[8]Lucien Karpik, 1995 Les avocats. Entre l’État, le public et le marché, XIIIè-XXè siècle, Gallimard.
[9] Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1992, p 172- 173.
[10] Max Weber, ibid, p 176.
[11]Chenal, O., Geritsen, D. (et alii), « Des générations de sociologues », L’Exercice professionnel de la sociologie, CNRS/IRESCO, 1987.
[12] M. Akrich, M. Callon et B. Latour, « A quoi tient les succès des innovations? », in Gérer et comprendre – Annales des Mines, Juin 1988.
[13] BERNOUX Philippe, 1995, Sociologie des entreprises, Paris, Point.
[14] Callon, M., 1986, « Éléments pour une sociologie de la traduction ; La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, n° 36, pp. 173-208.
Callon, M., 1989, La Science et ses réseaux, Paris, éditions La Découverte.
[15] à entendre, en l’occurrence, en termes de stratégies et d’ intérêts, c’est-à-dire qu’il s’agit de la vision d’un traducteur.
[16] Dans la limite de ses compétences, l’ »acteur-clé » est l’interlocuteur privilégié du doctorant (ou déjà sociologue) qui entreprend la construction d’une carrière professionnelle. En tant que “pourvoyeur d’outils”, il intervient à l’instar d’un “catalyseur” qui dynamise le processus de construction de la carrière professionnelle du sociologue. De part sa présence et de part ses impulsions, l’ »acteur-clé » va non seulement traduire lui même, mais encore accélérer la vitesse des traductions entreprises par le sociologue.
Les impulsions catalysatrices de l’ »acteur-clé » peuvent être observées tout au long de la carrière du sociologue. Le doctorant peut obtenir un financement, puis son rattachement à un laboratoire. Il pourra peut-être faire du monitorat, puis participer à des séminaires d’enseignement. L’ »acteur-clé » permettra parfois au doctorant d’obtenir une première nomination et il accédera alors au statut de sociologue. Par la suite, il offrira sans doute des opportunités de publication à son doctorant, soit en lui permettant l’accès à une revue ou à une maison d’édition donnée, soit en lui demandant de co-rédiger et donc de co-signer un article. Enfin, le poids de l’ »acteur-clé » se fera moindre, son concours ne deviendra plus autant indispensable, mais il peut rester déterminant pour l’obtention de responsabilités administratives par exemple.
[17]CROZIER M. et FRIEDBERG E., 1977, L‘Acteur et le système, Paris, Le Seuil.
[18] Il nous a semblé que co-rédaction et co-publication correspondent à l’étape charnière de la carrière du sociologue. L’introduction du novice aux connaissances de son maître est courronnée par une activité de co-publication. Suite à cette étape, le sociologue acquiert suffisamment d’autonomie pour devenir lui même à son tour, un “acteur-clef” pour de nouveaux novices. L’image de la “course de relais” nous paraît la meilleure pour comprendre que le moment de la co-publication est l’indicateur d’un processus de “prise de relais”.
[19]« En ce sens il est exact de voir la relation de l’individu avec ses autres significatifs comme une conversation continuelle. Lorsque celle-ci a lieu, elle valide toujours davantage les définitions fondamentales de la réalité une fois pénétrée, non pas tant bien sûr par une articulation explicite, mais précisément en prenant tacitement les définitions comme allant de soi et en parlant de tous les sujets concevables sur la base de ce donné. » (Berger P., Keller H., 1988, « Le mariage et la construction de la réalité », in Dialogue, n°102, p.8)
[20] Il ne nous a pas été possible de regarder plus attentivement le sens que prend cette mobilité. Un question reste en suspends : y-a-t-il une trajectoire idéale du sociologue qui se rapprocherait successivement des différentes figures ? Pourrait-on établir un ordre idéal d’évolution dans carrière du sociologue ? Ce questionnement pourrait faire l’objet d’un approfondissement ultérieur.
[21]Boltanski L.,1982, Les cadres – la formation d’un groupe social, Editions de Minuit
[22] Moscovici S., 1979, Colloque sur les « représentations sociales », module MSH info, n° 28